L’EXIL ET LE ROYAUME (1)

Le chapitre trois du livre de la Genèse, au tout début de la Bible, est un des textes les plus profonds et les plus actuels de toute la littérature mondiale. Le récit de la Chute, du péché originel du premier couple humain a beau être souvent caricaturé, traité de légende sans fondement, sa lecture ramène immanquablement quelques unes des questions les plus fondamentales qui se posent aux hommes de tous temps. Toute une vie ne suffirait pas à méditer sur ce chapitre pour comprendre l’existence humaine à sa lumière. Des volumes entiers n’en épuiseront jamais la profondeur ni la richesse. Je vous propose d’en relire un passage particulier, qui se situe à la fin de ce chapitre: après le récit de la tentation par le serpent et de la désobéissance à l’ordre divin, après le jugement prononcé par Dieu sur Adam et Eve, nous lisons, du verset 21 au verset 24: “L’Éternel Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, dont il les revêtit. L’Éternel Dieu dit: Maintenant que l’homme est devenu comme l’un de nous pour la connaissance du bien et du mal, évitons qu’il tende la main pour prendre aussi de l’arbre de vie, en manger et vivre éternellement. L’Éternel Dieu le renvoya du jardin d’Éden, pour qu’il cultive le sol d’où il avait été tiré. Après avoir chassé l’homme, il mit à demeure à l’est du jardin d’Éden, les chérubins et la flamme de l’épée qui tournoie pour garder le chemin de l’arbre de vie.”

Amis auditeurs, dans ses premières pages, la Bible décrit la condition fondamentale de l’homme, immédiatement après la Chute, en termes d’exil: à la suite d’Adam et Eve, vous et moi sommes des exilés, des gens sans patrie, ou plutôt, chassés de notre première et véritable patrie. Les enfants qui sont à l’écoute comprendront mieux cela si je dis que nous tous, nous avons été chassés de la maison par notre père. Ou, si vous préférez, nous sommes tous des enfants de rue. Et quelque effort que les hommes déploient pour créer de nouveaux états ou de nouvelles nations, ou, au contraire, pour se sentir chez soi auprès de compatriotes ayant la même langue et partageant la même culture, les mêmes traditions, la même vision de la société, tous ces efforts, et bien d’autres similaires, ne pourront jamais masquer le fait de cet exil, ni le faire oublier. Nos pauvres substituts pour une patrie ne peuvent supprimer le fait que nous sommes étrangers dans ce monde; ils ne peuvent non plus étouffer en nous l’aspiration, la nostalgie profonde de notre vraie patrie, celle que nous avons perdue, là où la communion avec Dieu était parfaite. Méditer sur le chapitre 3 de la Genèse nous rappelle quelques aspects fondamentaux de notre vraie citoyenneté. Une telle méditation devrait nous amener à réfléchir sur la tragédie de la condition d’exilé; elle devrait nous avertir contre notre recherche de substituts inadéquats. Elle devrait aussi tourner nos regards vers les promesses de Dieu pour nous restaurer dans notre vraie patrie.

Est-il facile, ou naturel, de penser à nous-mêmes comme à des exilés? A première vue, cela peut paraître très peu naturel: notre premier regard nous met en contact avec les merveilles de la nature, la lumière du jour, l’étonnement des couleurs et des sons, la joie du mouvement, de la musique et de la danse, et tant d’autres choses qui font de la vie dans ce monde un pur plaisir. Après tout, nous parlons de ce monde comme étant la Création de Dieu. Nous ne sommes pas dans une Création différente, mais bien dans celle que le Seigneur Dieu a faite. Le miracle d’un oisillon né dans un oeuf est toujours là, proche de nous. Il est donc vrai que nous pouvons nous sentir chez nous ici, nous pouvons être rempli du sentiment que nous avons été faits pour habiter ce monde. Et pourtant, tant de douleur en et autour de nous témoigne du fait que nous sommes inadaptés, désaxés, déracinés, et que quelque chose n’est pas ce qu’il devrait être. Il n’est guère besoin de décrire en détail ce sentiment, chacun de nous pourrait parler de manière convaincante de son expérience personnelle: une expérience faite de rejet, de souffrance physique, de détresse morale, de relations brisées. Les nouvelles quotidiennes nous parlent de la situation du monde dans lequel nous vivons: guerres et famines, oppression et bouleversements politiques, tremblements de terre et raz-de marée, génocides et corruption. Alors, ce monde est-il vraiment notre patrie? Dans un de ses plus beaux poèmes intitulé “L’Invitation au Voyage”, le poète français du dix-neuvième siècle, Charles Baudelaire, s’embarque pour un voyage imaginaire vers un paysage pur et parfait, et il prend pour compagne de voyage une jeune femme qu’il appelle “mon enfant, ma soeur”. Il lui dit: Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.

Et après lui avoir décrit la chambre où ils habiteraient, il ajoute:
Tout y parlerait
A l’âme en secret
Sa douce langue natale.

La nostalgie, le désir de retrouver la mère patrie d’où provient l’humanité, ont rarement trouvé des accents plus intenses.

Le chapitre trois de la Genèse n’élude pas les questions qui surviennent à notre esprit lorsque nous réfléchissons sur notre double condition: d’un côté le sentiment que nous avons été faits pour être parfaitement adaptés à ce monde; de l’autre le sentiment profond d’être des déracinés. Genèse 3, ce chapitre fondamental de la Bible, nous fournit toutes les clés qui nous permettent de comprendre notre condition primordiale: ce court récit le fait même avec une telle simplicité que nous restons stupéfaits par la profondeur qui en émerge. Ne cherchez nulle part ailleurs, amis auditeurs, qui vous êtes et où vous vous trouvez; Dieu l’a révélé à l’humanité il y a bien longtemps, sur ces pages. Elles nous révèlent que nous portons le signe de notre propre mort dans ces vêtements de peau avec lesquels l’Éternel Dieu vêtit Adam et Eve; peaux d’animaux morts qui leur rappelleraient de manière permanente leur propre mort, méritée. En effet, des animaux durent être tués pour offrir à l’homme et à la femme une protection adéquate. Le Seigneur Dieu les fournit Lui-Même, comme mesure de Sa Grâce divine. Les feuilles de figuier pathétiques qu’ils avaient précipitamment tissées n’auraient jamais pu les protéger de la colère divine, comme ils l’avaient imaginé après l’acte de désobéissance qui leur ouvrit les yeux sur la “connaissance du bien et du mal”. Un sentiment jusqu’alors inconnu de honte attaché à leur propre nudité leur apprit que la connaissance du bien et du mal leur parvint à travers l’acte consistant à commettre le mal, en désobéissant à la loi parfaite de leur Créateur. Oui certes, ils savaient désormais ce qu’est le mal, en contraste avec le bien, parce qu’ils avaient choisi de faire le mal. Et ceci n’était-il pas précisément une partie de la tentation, à savoir qu’une telle connaissance n’aurait aucune conséquence mauvaise pour eux? Manger du fruit défendu n’était-il pas, selon le serpent, un acte dépourvu de conséquences néfastes, lequel, au contraire, ne pouvait qu’apporter un bien supplémentaire: celui “d’être comme Dieu”? Or les voilà désormais chassés du jardin d’Éden, sans aucun espoir de retour. La mort sera leur nouvel et constant horizon, comme le Seigneur Dieu les en avait avertis. Et en effet, si Adam et Eve devinrent, selon les mots mêmes de Dieu “pareils à l’un de nous” en ce qui concerne la connaissance du bien et du mal, ils étaient loin d’être pareils à Dieu en ce qui concerne la vie éternelle… Ils étaient désormais privés d’accès à l’arbre de vie et confrontés au processus du vieillissement, à la déchéance de leur propre corps. Qui plus est, connaître le bien et le mal n’impliquait pas qu’ils sauraient comment utiliser à bon escient une telle connaissance. Désormais constamment confrontés à des choix concernant le bien et le mal, ils seraient par eux-mêmes incapables de choisir le bien contre le mal. L’apôtre Paul traduit cette expérience dans sa lettre aux Chrétiens de Rome, lorsqu’il écrit, au chapitre 7, versets 18 et 19: “Car je le sais; ce qui est bon n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans ma chair. Car je suis à même de vouloir, mais non pas d’accomplir le bien. Je ne fais pas le bien que je veux, mais je pratique le mal que je ne veux pas.” Désirer être comme Dieu, amis auditeurs, est un motif constant dans l’attitude de la nature humaine pécheresse. Mais en fin de compte, une telle attitude ne parvient qu’à singer Dieu. Et singer Dieu revient à faire une caricature de nous-mêmes, pas de Dieu! Dans ce sens, nous sommes aussi des exilés parce que nos pensées et nos actes font une caricature de nous-mêmes, de la personne parfaite que nous étions originellement. Dans notre exil, nous sommes aliénés non seulement de Dieu, du jardin d’Éden et de notre prochain, mais aussi de nous-mêmes…

Lors de notre prochain programme, nous verrons comment les tentatives humaines de restaurer le jardin d’Éden sur terre sont toutes vouées à l’échec, et pourquoi il nous est nécessaire de reconnaître que nous sommes étrangers dans ce monde si nous voulons saisir les promesses divines d’une véritable restauration.