L’EGLISE
SOUS LA CROIX (2)
Le 7 juillet 1686, dans
l’après-midi, une foule immense stationnait au pied du château qui se dresse
sur une des places publiques de la ville de Beaucaire, située sur le Rhône,
non loin des premiers contreforts des Alpes.
Ce qui fixait l’attention de cette foule émue c’était une potence
dressée au milieu de la place sur laquelle un jeune homme de vingt-quatre ans
se préparait à subir le dernier supplice.
Il avait une apparence modeste et distinguée.
Son regard était animé et sa physionomie portait les traces d’une
certaine exaltation; mais ce qui, à cette heure suprême, saisissait vivement
son esprit, ce n’était pas la crainte de la mort: c’était l’assurance
qu’il allait bientôt, par elle, entrer en possession de la félicité éternelle.
En présence de l’échelle fatale, il s’écria: “Oh! Que cette échelle
m’est favorable puisqu’elle doit me servir de degré pour achever ma course
et pour monter au ciel!” Ce jeune
homme était le proposant des Eglises du Désert Fulcran Rey, le premier prédicateur
de l’Evangile mis à mort après la Révocation de l’Edit de Nantes.
Fulcran Rey était né à
Nîmes vers 1662 dans une famille pieuse. Avant
sa naissance, sa mère avait eu comme une prévision du sort qui attendait cet
enfant. Elle avait vu en rêve un
aigle qui se posait au pied de son lit. Il
avait deux plumes dans son bec et elle entendit une voix lui dire: “Regarde,
une de ces plumes signifie que l’enfant qui naîtra de toi annoncera
l’Evangile et l’autre qu’il le scellera de son sang!”
A son réveil, pleine de trouble, elle raconta son rêve à son mari,
qui, frappé du caractère étrange de ce rêve, le mit par écrit dans un
registre de famille pour voir si l’événement se produirait.
Dès son enfance, le jeune Fulcran manifesta de bonnes dispositions.
Il fit de rapides progrès dans l’étude des langues et de la
philosophie, et plus tard dans celle de la théologie, car ses parents le
destinaient à devenir pasteur; mais il n’était encore que simple proposant
lorsque Louis XIV révoqua l’Edit de Nantes que son grand-père Henri IV avait
promulgué pour accorder aux protestants de France la liberté de conscience et
de culte. Ainsi se trouvait fermée
la carrière que Fulcran désirait vivement embrasser.
Selon les termes de l’Edit
de Révocation, le jeune proposant devait, comme tous les pasteurs en exercice,
quitter le royaume dans l’espace de quinze jours sous peine des galères.
Il vit la pioche des démolisseurs réduire en ruines le temple de la
Calade, où, depuis plus d’un siècle, les réformés de
Nîmes célébraient leur culte. Il vit deux pasteurs abjurer leur foi
pour trouver la sécurité, la considération publique et la fortune, mais à
cette pensée, tout son être se révoltait.
Il pouvait encore suivre, dans leur exode, les sept cents pasteurs
qu’on n’avait pu corrompre et se réfugier comme eux en Suisse ou en
Hollande; mais que deviendraient alors les âmes de ses frères et soeurs livrés
sans défense à leurs oppresseurs? Sa
résolution fut bientôt prise: il comprit que quand la maison brûle tout le
monde doit mettre la main à l’oeuvre pour éteindre le feu et que Dieu, qui
se fait glorifier par des enfants qui têtent encore leur mère, pourrait bien
se servir de lui pour édifier ses enfants, malgré sa jeunesse et son
instruction encore inachevée. Et il
resta pour embrasser la redoutable carrière de prédicateur du Désert, dont il
fut l’un des tout premiers.
Il commença son oeuvre
par la ville de Montauban. Il espérait
moissonner beaucoup d’âmes dans cette ville qui autrefois avait eu son académie
réformée. Mais, en raison des persécutions,
la population de cette ville avait perdu toutes ses convictions d’antan et
s’était bien refroidie. Comme ses
exhortations y étaient mal accueillies, Fulcran la quitta pour se rendre à
Milhau, dans le Rouergue. Là non
plus il ne fut pas bien reçu, ni ailleurs où il avait pourtant des parents.
Ceux-ci, convertis au catholicisme ou faisant semblant de l’être, ne
tenaient pas à se compromettre en le recevant.
Il partit de là et dut encore quitter un autre lieu.
Il ne savait où diriger ses pas, lorsqu’il fit la rencontre de deux
riches personnalités protestantes qui avaient dû quitter leurs foyers et qui
erraient aussi à l’aventure. Ils
lui offrirent de l’accompagner dans ses tournées et de pourvoir à ses
besoins; ensemble ces hommes présidèrent quelques assemblées et firent
plusieurs visites à des protestants qui habitaient des quartiers retirés.
Le jeune Fulcran Rey, qui souhaitait revoir sa famille, se rendit à Nîmes
en passant par Montpellier. Il
trouva dans cette dernière ville quelques pasteurs protestants qui n’étaient
pas encore sortis du royaume et qui faisaient viser leurs passeports à
l’intendant du roi Bâville. Il
essaya en vain de les convaincre de ne pas abandonner leurs troupeaux aux loups
ravisseurs: leur détermination était prise; mais il les assura que quant à
lui il ne quitterait jamais son poste. Fulcran
Rey présida plusieurs assemblées à Nîmes et dans les environs.
Mais la police en eut vent et quelques unes de ces asssemblées furent
surprises, ce qui coûta la liberté ou la vie à plusieurs personnes: certaines
furent pendues, d’autres massacrées, d’autres envoyées aux galères.
Rey lui-même, trahi par un homme qui pourtant avait sa confiance, mais
qui, après avoir abjuré, était devenu traître à gages, ne dut son salut,
après Dieu, qu’à une fuite rapide qui le conduisit jusqu’à la ville de
Castres. Il se mit aussitôt à prêcher
dans cette ville, non sans succès. Plusieurs
furent touchés par ses exhortations pressantes.
Il ramena de leur égarement quelques uns de ceux qui s’étaient laissé
entraîner à abandonner leur foi et
à pratiquer le rite romain. Il empêcha
plusieurs autres de succomber à la tentation.
Malheureusement le vent de la persécution soufflait là comme ailleurs,
et il dut quitter à leur tour ces contrées pour revenir une seconde fois à Nîmes.
Quand il restait caché dans la maison paternelle, il en profitait pour
écrire des lettres pleines de consolation aux fidèles détenus sur les galères;
et quand il sortait de sa cachette, c’était pour visiter les malades,
consoler les victimes de la persécution ou prendre part à quelques assemblées
du Désert. Le jeune proposant
quitta bientôt Nîmes pour se rendre dans les Cévennes.
La population protestante de ces montagnes, consternée d’abord par la
Révocation, avait repris conscience d’elle-même, la première émotion passée.
Trois mois après l’édit funeste de Louix XIV, les assemblées du Désert
commencèrent. Comme l’a écrit le
grand historien Michelet, “au rude mois de janvier, sous le ciel, à la bise,
par les longues nuits sombres, les ouragans neigeux d’hiver, le peuple, sans
pasteur, pasteur lui-même et prêtre, commence d’officier sous le ciel.
Celui qui avait sauvé sa Bible l’apportait, son recueil de psaumes
l’apportait, celui qui savait lire lisait, un enfant parfois, une fille, et
quiconque savait parler parlait. On
chantait à mi-voix, craignant l’écho trop fort du ravin, des gorges
voisines.” Ces hommes intrépides,
qui bravaient tout pour entendre l’Evangile, connaissant de réputation la piété
et le zèle du jeune proposant, lui adressèrent un appel.
Il n’hésita pas à y répondre. Mais,
prévoyant que sa fin pourrait être prochaine, il fit, dans la lettre suivante
qui a été conservée, de touchants adieux à son père, qu’il ne devait plus
revoir ici-bas. Je vous la lis telle
quelle, amis auditeurs, tenez simplement compte de ce qu’elle est écrite dans
la langue française de la fin du dix-septième siècle: “Mon très cher et
très honoré père, lorsqu’Abraham voulut monter sur la montagne de Morija
pour aller offrir son fils Isaac en holocauste, suivant le commandement qu’il
avait reçu de son Dieu, il ne consulta point avec la chair, mais il
s’approcha hardiment de cette montagne et s’écria: ‘En la montagne de
l’Eternel, il y sera pourvu.’ En
effet, il y fut pourvu, puisque Dieu se contenta de son obéissance.
Dieu n’a point parlé à moi de bouche à bouche, comme il parla à ce
patriarche; mais ma conscience m’inspire de m’aller sacrifier pour lui et
pour l’intérêt de son Eglise. Je
ne sais si Dieu se contentera du désir que j’ai de faire sa volonté, sans
m’exposer à la mort. Mais, quoi qu’il en soit, sa volonté soit faite.
Si je suis pris, ne murmurez pas contre lui; souffrez patiemment tout ce
qu’il lui plaira m’envoyer pour l’intérêt de mon Dieu et pour
l’avancement de son Eglise. Oh!
Quel bonheur me serait-ce, si je pouvais être du nombre de ceux que le
Seigneur a réservés pour annoncer les louanges et pour mourir pour sa
cause!”
Comme s’il avait brisé, avec cette lettre, les
derniers liens qui le rattachaient à la terre, Fulcran Rey se mit à proclamer,
avec une force nouvelle, la vérité évangélique.
Nous verrons ensemble la prochaine fois, amis auditeurs, comment il paya
de sa vie cette hardiesse au service de l’Evangile.