Amis auditeurs, continuons aujourd’hui, si vous le voulez bien, le récit
de la vie des deux derniers galériens protestants condamnés au dix-huitième
siècle à être forçats pour le restant de leurs jours. Leur seul crime? Avoir
professé une religion différente de celle du roi, avoir été des Réformés
attachés à l’enseignement de la Bible, avoir assisté à des assemblées de
culte interdites par les édits royaux, ou avoir aidé des pasteurs à échapper
aux mains des gendarmes royaux qui les poursuivaient.
Paul Achard et Antoine Riaille étaient envoyés aux galères en 1745.
Ils n’en sortiraient que trente ans plus tard, l’année même où
Louis XVI devenait roi. S’ils
furent les derniers à en être libérés, ils n’étaient pas les derniers à
y monter. Le 5 février 1746,
l’intendant de la ville d’Auch envoyait sur les galères de Toulon pour
crime d’assemblée un gentilhomme protestant de la ville de Gabre, Isaac
Grenier de Lasterne, alors âgé de soixante-seize ans.
Bien d’autres encore allaient suivre durant ces années sombres.
Au commencement de l’année 1756 arrivait sur les galères un jeune
homme de vingt-huit ans qui s’appelait Jean Fabre.
Le premier janvier, son père ayant été saisi par les soldats dans une
assemblée qui s’était tenue dans des carrières, ce fils dévoué obtint de
prendre sa place. Grâce aux
sollicitations de beaucoup, dont les plus grands seigneurs de la cour de
Versailles, Jean Fabre fut libéré en 1762.
Un auteur de l’époque, s’inspirant de son histoire, avait même écrit
un drame intitulé “l’Honnête Criminel”.
Pendant ce temps, Achard
et Riaille demeuraient forçats. Un
jeune pasteur essaya d’intéresser
le philosophe Voltaire à leur sort, après avoir en vain attiré l’attention
du ministre de la marine, Monsieur de Boyne sur leur condition.
Voltaire, lui-même philosophe sceptique et virulemment opposé à toute
forme de religion révélée, donc fondamentalement opposé au christianisme,
avait activement mené campagne pour réhabiliter un protestant du nom de Jean
Calas, un négociant de Toulouse torturé et exécuté par l’horrible supplice
de la roue en 1761. La raison de
cette exécution? Le fils de Calas s’était suicidé et le père avait caché
ce suicide. Il fut injustement accusé
d’avoir tué son fils qui soi-disant aurait voulu se convertir au catholicisme
romain. L’erreur judiciaire fut
reconnue en 1765 et cette affaire de calomnie est restée célèbre dans les
annales de l’histoire judiciaire française.
Apparemment, Voltaire ne fit ou ne put rien faire concernant le sort
d’Achard et de Riaille. Un jeune négociant
de Marseille, Claude Eymar, commença alors à s’intéresser de près à nos
deux galériens. Lui-même
admirateur de l’autre célèbre philosophe de l’époque, Jean-Jacques
Rousseau, il écrivit en 1774 à cet écrivain, mais là aussi sans succès.
Rousseau était l’ami généreux des hommes dans ses ouvrages, mais ne
tenait pas à se compromettre, pour des raisons personnelles.
A cet égard, il était certainement moins courageux que Voltaire.
Plusieurs visites de Claude Eymar à Rousseau n’amenèrent aucun résultat.
Heureusement, il fit à Paris la connaissance de Court de Gébelin, qui
était le fils du célèbre pasteur Antoine Court, celui-là même qui avait
travaillé depuis Lausanne à la réorganisation des églises réformées en
France dès 1715. Le fils du grand pasteur du Refuge protestant à l’étranger
était un savant qui, tout en poursuivant ses recherches scientifiques,
n’oubliait pas qu’il était l’agent général des Eglises réformées en
France. Court de Gébelin assista
donc Eymar dans toutes ses démarches en faveur d’Achard et de Riaille.
Au début mai 1774, les deux hommes se rendirent à Versailles, où résidaient
le roi et la cour, et leur première visite fut pour l’ancien intendant de la
marine Hurson. Celui-ci était un
homme juste et humain qui, ayant eu de nombreuses occasions de connaître les
protestants condamnés pour cause de religion et d’observer leur conduite irréprochable,
s’était intéressé à leur sort. Autant
qu’il le pouvait, il avait adouci la sévérité des ordonnances à leur égard.
C’est grâce à son intervention que plusieurs avaient retrouvé leur
liberté. A son départ, il n’en
restait plus que deux, justement Achard et Riaille.
Hurson accueillit nos deux solliciteurs avec beaucoup de bienveillance.
Il approuva tout à fait leur projet et leur indiqua la marche à suivre,
leur faisant obtenir une audience de Monsieur de Boyne, ministre de la marine.
Eymar avait à peine exposé l’objet de sa démarche au ministre, que
celui-ci s’exclamait: “Quoi! Des protestants encore aux galères?
Ce n’est pas possible, vous vous trompez monsieur, et je suis certain
qu’il n’y en a plus.” “Je ne
me trompe pas, lui répondit Eymar d’un ton respectueux.
Non seulement j’en ai la preuve écrite, mais encore je les ai vus de
mes yeux. Il n’y a pas un mois que
j’ai quitté les deux forçats, à l’existence desquels Votre Grandeur a
peine à croire.” Le ministre, étonné,
proposa sur-le-champ à ses visiteurs de passer aux bureaux de la marine. Il y
vit les écrous des prisonniers et, se rendant à l’évidence, il donna aux
deux solliciteurs l’assurance positive que leur requête serait entendue et
qu’on y ferait droit. Eymar et
Court quittèrent donc le cabinet du ministre tout heureux du succès de leur démarche.
Leur joie allait être de courte durée.
Le 10 mai, le roi Louis XV mourait à Versailles.
Cette mort amena un changement dans le ministère de la marine, et
l’espérance nourrie par les avocats de nos deux galériens dut être reportée
à plus tard. Le jeune banquier
retourna à Marseille, mais Court de Gébelin continua les démarches en leur
faveur. Sa correspondance de cette
époque est pleine d’allusions à cette affaire.
Il dut obtenir d’autres renseignements sur les forçats, et put
rencontrer le nouveau ministre de la marine, Turgot, grand homme d’Etat qui
allait plus tard tâcher de réformer le royaume de France pour éviter une révolution,
mais en vain. Turgot accueillit
Court de Gébelin avec beaucoup de bienveillance, en lui disant qu’on
n’avait pas besoin de lui recommander une cause pareille qui se recommandait
assez par elle-même. Il ajouta
cependant que cette affaire n’était pas de son ressort, et qu’il fallait
s’adresser à un certain Monsieur de la Vrillière.
Or celui-ci, plus connu sous le nom de comte de Saint Florentin, avait
fait peser pendant de longues années un joug de fer sur les protestants,
faisant même dresser plusieurs gibets. Cela
rendait la démarche de Court difficile. Heureusement, il s’avéra que cette
affaire ressortait non pas de cet homme, mais du garde des sceaux, dont dépendait
en dernier ressort la grâce des galériens.
Le 4 juin 1775, Court de Gébelin avait remis au garde des sceaux une
requête au roi en leur faveur, qu’il avait rédigée lui-même et que je vous
lis telle quelle: “Sire, deux vieillards infortunés, âgés de plus de
soixante dix et de plus de soixante ans, dans les fers depuis trente ans pour
cause de religion, se jettent aux pieds de Votre Majesté pour la supplier de
leur accorder cette liberté dont ils sont privés depuis si longtemps, et
qu’ils méritent par la longue expiation de la faute qu’ils peuvent avoir
commise, par leur vieillesse qui les met hors d’état de servir sur les galères
auxquelles ils furent condamnés pour la vie, et par la conduite qui a édifié
tous leurs supérieurs et Messieurs les intendants de marine en particulier, qui
ne refuseront pas de leur rendre un bon témoignage.
Déjà, Antoine Riaille et Paul Achard, tous deux du diocèse de Die et
tous deux condamnés, en 1745, aux galères perpétuelles, pour cause de
religion, par le parlement de Grenoble, ont vu rompre les fers de tous les
protestants qui ont été condamnés comme eux aux galères pour cause de
religion. Sans être plus coupables auront-ils seuls à gémir sous le poids de
leur infortune, et, sous un règne de justice et d’humanité, seront-ils obligés
de verser des pleurs jusqu’au tombeau? Trente
ans de punitions et de douleurs ne seront-ils pas une expiation suffisante aux
yeux des lois pénales? Sire, que
votre grande âme soit touchée de compassion envers eux!
Que, dans le moment où la France est en joie sur le roi, ces infortunés
puissent aller le bénir dans le sein de leurs familles!
Elles vous béniront, Sire; tout le monde applaudira à la clémence de
Votre majesté; et ceux qu’effraya l’ancienne rigueur des lois pénales,
revenus de leur consternation, se féliciteront d’être Français: l’on
craindra de déplaire à un monarque juste et bon.”
Court avait accompagné ce plaidoyer d’une requête au garde des
sceaux. Ces démarches rencontrèrent
cette fois-ci un plein succès et il en fit rapidement part à Claude Eymar qui
alla lui-même porter la bonne nouvelle aux deux forçats.
Depuis quelque temps déjà ceux-ci jouissaient d’un statut nettement
amélioré: on ne les confondait plus avec les autres forçats; ils n’étaient
plus à la chaîne et pouvaient exercer librement leur métier.
Au moyen d’une caution, ils pouvaient même aller et venir librement
dans la ville. Une caisse de
secours, établie depuis longtemps à Marseille et alimentée par les offrandes
des églises, vint en aide aux deux galériens libérés.
Ils prirent alors le chemin du Dauphiné, leur province natale.
Riaille avait soixante quatre and et Achard soixante-seize.
Sans doute ne vécurent-ils pas longtemps après cette libération, mais
ils purent au moins jouir du calme qui succédait pour eux à une période si
dure. Ils purent adorer Dieu, le
reste de leurs jours, dans l’assemblée de leurs frères, sans courir le
risque d’être inquiétés, et lui rendre grâce pour les secours qu’ils
avaient reçus de lui durant leurs grandes épreuves.
Douze ans plus tard, en
1787, le roi Louis XVI fit proclamer un édit de tolérance qui permettait aux
protestants de faire reconnaître leurs naissances, mariages et décès, leur
accordant après plus d’un siècle de déni un état-civil comme aux autres
habitants du royaume. Ils pouvaient
exercer leur culte sans crainte d’être inquiétés, mais n’avaient toujours
pas le droit de tenir ces cultes dans des édifices publics, comme les temples.
Il faudrait attendre le concordat signé en 1802 avec Napoléon Bonaparte
pour que cette situation soit définitivement réglée. Entre temps, sous la Révolution
française, durant la période de la Terreur, tous les cultes chrétiens
avaient été interdits et bien des protestants avaient repris le chemin
du Désert comme ceux de la génération précédente pour rendre un culte au
Dieu vivant.