L’EGLISE SOUS LA CROIX (9)

Amis auditeurs, je poursuis aujourd’hui avec vous la lecture d’un écrit du second siècle de notre ère intitulé “Le Martyre de Polycarpe”, qui est le récit de la mort sur le bûcher de l’évêque de Smyrne, Polycarpe, homme alors âgé de 86 ans.  Arrêté par la police de l’empire romain vers l’an 155 en raison de sa foi chrétienne, il allait sceller par l’abandon de sa vie la foi inébranlable qu’il avait en Jésus-Christ, son maître et sauveur: “Au moment où Polycarpe pénétra dans le stade, une voix retentit du ciel: “Courage, Polycarpe, et soit fort.”  Nul ne vit qui parlait, mais ceux d’entre les nôtres qui etaient présents avaient entendu la voix.  Alors on le fit entrer, et quand la foule sut qui était ce captif, les cris redoublèrent.  Le proconsul se le fit amener et lui demanda si c’était lui Polycarpe.  Oui, répondit-il.  L’autre essaya alors de lui arracher son reniement: ‘Respecte ton grand âge’, disait-il, ajoutant tous les arguments que l’on produisait ordinairement devant les chrétiens.  ‘Jure par la fortune de César, rétracte-toi seulement, dis seulement: “A bas les athées!”  “Athées”: c’est ainsi, amis auditeurs, que les païens qualifiaient les chrétiens sous l’empire romain, puisqu’ils refusaient d’adorer toutes leurs idoles.  Alors Polycarpe jeta un regard empreint de gravité sur cette populace de païens entassés dans le stade, et agitant sa main dans leur direction, il soupira, leva les yeux au ciel, et dit: “A bas les athées!”  Bien sûr, chers amis,  il retournait vers ces païens idolâtres, qui ne connaissaient pas le vrai Dieu, ce mot d’‘athée’.  Le proconsul s’entêta: ‘Jure donc, et je te relâche.  Maudis le Christ’.  Polycarpe répondit: ‘Voilà quatre-vingt-six-ans que je le sers, et il ne m’a fait aucun mal.  Comment pourrais-je outrager mon roi et mon sauveur?’  Et, comme l’autre revenait à la charge: “Jure donc, disait-il, par la fortune de César’. Polycarpe reprit: ‘Puisque tu t’es mis en tête de me faire jurer par la fortune de César, comme tu dis, et que tu feins d’ignorer qui je suis, entends-le de moi franchement: je suis chrétien.  Et si tu veux apprendre la sagesse de ma religion, accorde-moi un jour et écoute-moi.’  ‘Persuade le peuple’, répliqua le proconsul.  Alors Polycarpe lui répondit: ‘Avec toi, j’estime que je peux discuter.  Car nous avons appris à marquer aux autorités et aux magistrats établis par Dieu le respect qui leur est dû, à condition que celui-ci ne se retourne pas contre nous.  Mais ces gens-là, ils manquent trop de dignité pour que je m’explique devant eux.’  ‘J’ai des fauves, reprit le proconsul, je te jetterai sous leurs dents, si tu n’abjures pas.’ ‘Appelle-les, répondit Polycarpe.  Nous n’acceptons pas de conversion qui nous fasse passer du bien au mal.  S’il s’agit de s’acheminer du péché à la justice, alors nous changeons volontiers.’  L’autre insistait encore: ‘Tu méprises les bêtes?  Tu t’obstines?  Je te livrerai aux flammes’.  Polycarpe lui dit: ‘Tu me menaces d’un feu qui brûle en une heure et s’éteint.  Car tu ne connais pas le feu du jugement futur et du châtiment éternel qui attend les impies. Mais que tardes-tu?  Fais à ton idée.’  Telles furent ses paroles et bien d’autres encore.  Le courage et la joie l’animaient, et sur son visage rayonnait la grâce.  Cette entrevue n’avait pas provoqué en lui le moindre émoi, la moindre hésitation.  C’était plutôt le proconsul qui restait songeur.  Ce magistrat envoya son héraut au milieu du stade crier à trois reprises: ‘Polycarpe confesse qu’il est chrétien’.  A cette annonce, la foule des païens et des juifs établis à Smyrne trépigna et hurla: ‘C’est lui, le docteur de l’Asie, le père des chrétiens, le fossoyeur de nos dieux; il pousse les gens à ne plus sacrifier et ne plus adorer.’  A ces cris s’en mêlaient d’autres.  Ils demandaient à l’asiarque Philippe de lâcher un lion sur Polycarpe.  Ce magistrat [président de la confédération des villes d’Asie mineure investi de l’autorité religieuse suprême] répondit qu’il n’en avait pas le droit, puisque les combats de bêtes étaient clos.  Alors ils réclamèrent à grands cris que l’on fasse brûler vif Polycarpe.  Ainsi, la vision où il avait vu son oreiller en flammes tandis qu’il priait, allait s’accomplir.  Il s’était alors tourné vers ses fidèles compagnons et leur avait annoncé: ‘Je serai brûlé vif’.

 

Les événements se précipitèrent; en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ce fut une ruée vers les ateliers et les bains où les gens ramassèrent bois et fagots.  Les juifs surtout s’acquittaient de la besogne avec leur zèle accoutumé.  Lorsque le bûcher fut dressé, Polycarpe se dépouilla lui-même de ses vêtements et dénoua sa ceinture.  Il voulut délacer ses sandales ce qu’il ne faisait pas d’habitude, parce que les fidèles volaient à son aide (…)  On disposa rapidement autour de lui les matériaux que l’on avait rassemblés pour le bûcher.  Au moment où l’on voulut le clouer, il dit: “Laissez-moi libre.  Celui qui me fait consentir au feu m’aidera aussi, sans la précaution de vos clous, à ne pas faiblir sur le bûcher’.  Ils l’attachèrent donc, au lieu de le clouer.  Lié au bûcher, les mains derrière le dos, il ressemblait à un bélier de choix, choisi dans un grand troupeau pour être immolé, en sacrifice agréable à Dieu.  Alors, levant ses yeux au ciel, il pria: ‘Seigneur, Dieu tout-puissant, père de Jésus-Christ, ton enfant bien aimé et béni, par qui nous t’avons connu, Dieu des anges, des puissances, de la création entière et de toute la lignée des justes qui vivent devant ta face, je te rends grâce, parce que tu m’as jugé digne de ce jour et de cette heure, digne d’être compté au nombre de tes martyrs, et de boire au calice de ton Christ.  Ainsi ressusciterai-je à la vie éternelle de l’âme et du corps, dans l’incorruptibilité de l’Esprit-Saint.  Comme il me serait doux d’être reçu aujourd’hui, avec eux, devant ta face, dans ce sacrifice aimable et onctueux que tu as toi-même préparé, annoncé, et que tu accomplis, ô Dieu qui ne déçois pas, Dieu de vérité!  Pour cette faveur comme pour toutes les autres, je te loue, je te bénis, je te glorifie par le Grand Prêtre éternel et céleste Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé.  Par lui, et avec lui et l’Esprit Saint, gloire te soit rendue aujourd’hui et dans les siècles à venir.  Amen!’  Quand, sur cet ‘amen’, il eut achevé sa prière, les hommes préposés au bûcher allumèrent le feu.  Une flamme jaillit, jetant une vive lueur, et ceux d’entre nous à qui il fut donné de le voir et qui ont été gardés vivants pour en porter témoignage, contemplèrent ce prodige: le feu s’arrondit en forme de voûte, comme la voile d’un vaisseau gonflée par les souffles du vent, et protégeait le corps du martyr derrière une sorte de rempart.  Lui se tenait au centre, non comme une chair qui brûle, mais comme un pain dans le four, ou comme l’or et l’argent purifiés dans le creuset.(…) A la fin, ces misérables, voyant le feu impuissant à consumer son corps, ordonnèrent au bourreau de le transpercer d’un coup de poignard.  L’homme s’exécuta. Un flot de sang jaillit, qui éteignit le feu et la foule découvrit avec stupeur la différence qui sépare les infidèles des élus.  (…) Mais l’envieux, le jaloux, le méchant, qui hait le peuple des justes, était témoin de ce martyre magnifique; il connaissait la sainteté dans laquelle Polycarpe avait vécu depuis l’enfance.  Et lorsqu’il le vit remporter de haute lutte la couronne d’incorruptibilité, il se démena pour nous empêcher de reprendre le corps, ce que la plupart des nôtres désiraient justement faire, impatients qu’ils étaient de toucher ces restes sacrés.  Il suggéra donc à Nicétès, père d’Hérode et frère d’Alcé, d’en référer au magistrat pour qu’il nous interdise le corps; nous risquions, paraît-il, de délaisser le crucifié pour inaugurer avec celui-ci un nouveau culte!  Il tenait ces propos, excité par les juifs qui nous surveillaient, tandis que nous faisions le geste de l’enlever du bûcher.  Ils ignoraient que jamais nous ne pourrions abandonner celui qui a souffert pour que vivent tous ceux que dans le monde entier il appelait au salut, lui, innocent, pour les pécheurs; et qu’il nous était impossible d’adorer quelqu’un d’autre.  Nous vénérons Jésus parce qu’il est le fils de Dieu et, dans ses martyrs, nous aimons les disciples et imitateurs du Seigneur; leur incomparable fidélité envers notre roi et maître mérite cet hommage.  Puissions-nous devenir nous aussi leurs compagnons et leurs disciples!  Le centurion, devant cette querelle, fit exposer le corps et le fit brûler selon l’usage.  Nous ne recueillîmes que plus tard ses ossements, plus précieux que des joyaux, plus nobles que l’or, et ils furent déposés à l’endroit de notre choix.  Là peut-être, le Seigneur nous accordera de nous réunir dans la joie et l’allégresse pour fêter l’anniversaire de son martyre, et nous nous souviendrons de ceux qui ont déjà combattu tandis que se prépareront et s’entraîneront les générations suivantes.  Telle est l’histoire du bienheureux Polycarpe.  Il fut, avec des compagnons de Philadelphie, le douzième à subir le martyre à Smyrne.  Seul entre tous, son souvenir s’est conservé au point que même les païens parlent de lui dans tout le pays.  Il fut un docteur illustre, puis un martyr incomparable, dont nous voudrions tous vivre la passion, si proche de l’Evangile du Christ.

Amis auditeurs, le texte du Martyre de Polycarpe contient quelques paragraphes encore, mais j’en arrête ici la lecture, en concluant sur les paroles du Christ à ses disciples que nous trouvons au chapitre douze de l’évangile selon Luc, paroles que chacun devrait méditer car elles atteignent le fonds de notre existence à chacun: “Mes chers amis, je vous le dis:  ne craignez pas ceux qui peuvent tuer le corps, mais qui n’ont pas le pouvoir de faire davantage.  Savez-vous qui vous devez craindre?  Je vais vous le dire: c’est celui qui, après la mort, a le pouvoir de vous jeter en enfer.  Oui, je vous l’assure, c’est lui que vous devez craindre.”