ESPERER CONTRE TOUTE ESPERANCE

Foi et Vie Réformées a récemment consacré deux messages au thème de l’espérance, thème que je voudrais reprendre avec vous au cours de l’émission d’aujourd’hui, amis auditeurs. Pour qu’il y ait une espérance qui soit autre chose qu’une chimère, avions-nous dit, il faut un objet, un but à cette espérance. Il faut quelque chose ou quelqu’un qu’on puisse s’approprier, vers quoi l’on tende; quelque chose ou quelqu’un à la fois extérieur à nous-même et capable de nous habiter et de nous transformer en profondeur.  Car si nous faisons de nous-mêmes, de nos ambitions et de nos plaisirs l’objet de notre espérance, alors  nous retomberons toujours dans notre propre misère, celle qui nous caractérise naturellement.  Tâcher de nous élever en prenant notre propre personne comme point de mire nous fera toujours retomber au plus bas par l’effet d’une loi de gravité incontournable. Une espérance  solide et indéracinable ne peut être ancrée en personne d’autre qu’en Dieu, celui qui a créé chacun de nous, celui qui nous accorde la vie, l’être et le mouvement jour après jour. Mais l’espérance doit aussi pouvoir être exprimée dans les moments de la plus grande affliction, lorsque justement rien ne semble ici-bas nous réconforter.  C’est à ce moment qu’elle peut surgir dans toute sa grandeur, aussi belle et éclatante qu’inattendue.  C’est là un grand mystère, mais un mystère que Dieu, par son Esprit, peut accomplir dans la vie des croyants.

Espérer contre toute espérance: cette formule de l’apôtre Paul, que l’on trouve dans sa lettre aux chrétiens de Rome , se référe à celui qui est tenu pour le père des croyants, le patriarche Abraham.  Alors qu’il est fort avancé en âge, sans enfants et à vues humaines destiné à mourir sans laisser de traces, une descendance comprenant de nombreuses nations lui est promise par l’Eternel.  Par la foi, il s’accroche à cette promesse divine, qui se réalisera à partir de la naissance d’Isaac et sera poursuivie à travers l’histoire d’un peuple particulier, Israël, puis de l’ensemble des nations à partir de Jésus-Christ et du mandat missionnaire qu’il confie à ses disciples avant son Ascension (Actes:1:8).  Néanmoins, cette formule exprime bien un paradoxe, celui de la foi, qui va à l’encontre de ce que l’on voit ou prévoit à vues humaines.  Qui aurait pu dire qu’Abraham engendrerait un fils à l’âge de quatre vingt dix neuf ans, après une si longue attente?  Pourtant Abraham n’a cessé d’avoir foi en Dieu durant ces longues années d’attente.  L’expression “espérer contre toute espérance”  va d’ailleurs de pair avec cette autre formule paulinienne paradoxale qui parle de la folie de la prédication (1 Corinthiens 1:20 -25), prédication centrée sur la Croix du Christ et qui renverse les perceptions et les raisonnements humains non illuminés par l’Esprit divin.  La rationalité chrétienne - qui est tout sauf rationaliste au sens du mouvement philosophique issu des soi-disant             « Lumières » - passe donc nécessairement par le paradoxe de la Croix et tout ce qu’il implique.

Rendre compte de l’espérance chrétienne, c’est donc avant tout rendre compte de la Croix et du radical renversement qu’elle opère dans l’histoire des hommes.  Ce n’est pas s’appuyer sur des triomphalismes religieux tapageurs et passagers (comme c’est hélas souvent le cas dans bien des communautés chrétiennes, par déformation et non par réformation); ce n’est pas non plus s’appuyer sur un simple héritage culturel dont le noyau vivificateur, Jésus-Christ, est absent.  C’est s’appuyer totalement sur la Croix, cet instrument de transformation irrésistible où Dieu se donne en personne, plongeant dans les ténèbres de la condition humaine  afin de confondre une fois pour toutes la mort et son propagateur, celui qui a séduit et continue de séduire une humanité en perpétuelle quête de délivrances avortées.  Que cette humanité appelle la succession de ces mirages sauveteurs l’Histoire, le Progrès, la Raison, la Science, la Démocratie et les Droits de l’Homme, qu’elle la définisse par n’importe quels autres vocables voire qu’elle cherche en permanence à pulvériser les frontières sémantiques de ces vocables, elle n’aura jusqu’à la fin des temps d’autre horizon que sa propre déchéance à moins qu’elle n’entre dans le domaine racheté de l’enfer par le Christ victorieux: le domaine du Royaume de Dieu.  Or, celui-ci est déjà manifesté dans la vie de ceux qui lui appartiennent,  par les fruits que l’Esprit fait naître en eux.  L’homme cherche par tous les moyens à transcender sa condition, et à repousser les frontières de son expérience sur tous les fronts.  Lorsqu’il s’agit de repousser les frontières de sa propre folie, il n’est d’ailleurs jamais en reste (comme en témoignent, à titre d’exemples, la pornographie ou le développement de son arsenal nucléaire).   Cette recherche tous azimuts peut à juste titre être envisagée comme une série d’ersatz et de dévoiements de sa quête vers l’homme parfait, accompli, réconcilié avec lui-même, avec l’autre, avec le monde et avec Dieu.

La vie du chrétien, elle, témoigne d’une expansion, d’une croissance vers le Christ, l’homme parfait.  Elle n’est pas repliée sur elle-même, au contraire elle tend vers un but, elle possède une direction.  Avec reconnaissance elle peut contempler le chemin accompli et y voir la marque de la présence divine qui l’a soutenue tout au long de ce chemin souvent cahoteux et semé d’embûches.  Elle tend aussi vers l’autre, dans la reconnaissance que ce prochain porteur de la même image de Dieu est lui aussi appelé à un renouvellement total, à cette croissance visible vers le Christ dans l’union avec lui.  La vie du chrétien cherche donc à s’intégrer dans une communauté unie sans préjudice de la diversité qui constitue cette unité.  Certes, en tant qu’elle se situe entre le déjà et le pas encore du renouvellement total promis à la résurrection, elle n’est encore qu’un prélude aux choses à venir.  Cependant ce prélude comporte distinctement tous les thèmes qui seront développés dans l’éternité.  Voilà pourquoi cette vie chrétienne marquée par l’espérance n’est pas une échappatoire facile, une dérobade vis-à-vis de la réalité créée qui appartient au Créateur.  Elle ne s’exprime pas, ou du moins ne devrait jamais s’exprimer, sous formes de mantras répétées mécaniquement jusqu’à la nausée soit pour aboutir à une expérience du vide intérieur calquée sur certaines spiritualités orientales, soit pour obtenir magiquement ou par voie d’auto-suggestion ce que l’on souhaite ardemment.  Au contraire elle est appelée à manifester dans tous les domaines de l’existence le caractère éthique, relationnel, qui est celui du Christ vis-à-vis de la réalité rachetée, son domaine propre, son Royaume.  Au milieu de la désagrégation, de la désintégration, du déclin inexorable qui marque toute forme de vie dans l’état actuel des choses, elle constitue une semence destinée à germer de manière impérissable.

Voilà donc quelle est l’espérance et la joie du croyant, dont il ou elle a à rendre compte: elles consistent à se savoir racheté, greffé en Jésus-Christ, revêtu d’une vie nouvelle, restauré pleinement dans cette image divine précédemment abîmée par la chute; à vivre chaque jour de la vie du Christ sous la conduite de l’Esprit de Dieu, reflétant clairement cette œuvre de restauration de l’image divine placée par le Créateur qui est aussi le Recréateur de toutes choses; et au moyen de cette image restaurée reluisant dans sa conduite, à amener d’autres créatures vouées à la mort à connaître la puissance du salut manifesté en Jésus-Christ.