JEAN CALVIN (7)

Amis auditeurs, nous avons vu la dernière fois que le séjour strasbourgeois de Jean Calvin entre 1538 et 1541 avait été très fructueux sur le plan de l’approfondissement de sa pensée.  Déterminant pour lui avait été le contact avec des hommes tels que Martin Bucer, Wolfgang Capiton, Jean Sturm - le recteur du gymnase strasbourgeois - ou encore  l’allemand Melanchthon, cet ami de Luther qui avait publié dès 1521 le premier ouvrage de théologie protestante organisé thématiquement: Les Lieux Communs (en latin Loci Communes).   Calvin avait rencontré Mélanchthon à la Diète de Ratisbonne, en Allemagne, et s’était lié d’amitié avec lui.  Les deux hommes allaient correspondre régulièrement pendant des années.  Mélanchthon ne s’illustra d’ailleurs pas seulement comme le premier grand théologien de la Réforme luthérienne. Encore aujourd’hui il est considéré comme le père du système éducatif allemand.

Sur le plan personnel, Calvin profite aussi de son séjour strasbourgeois, puisque c’est là qu’il se marie, en 1540.  Bien qu’entouré de beaucoup d’amis, recevant et logant chez lui de nombreux étudiants ou visiteurs, il souffrait d’une certaine solitude.  Ses amis tâchent de trouver pour lui une compagne qui acceptera de partager sa vie et qui aura soin de sa santé, déjà très fragile.  Ses maux physiques ne feront d’ailleurs que s’accroître au fil des années, devenant une source continuelle de tourments, ce qui rend d’autant plus étonnante l’immense production d’ouvrages et l’incroyable énergie que Calvin ne cessera de déployer sur tous les fronts durant les quelque vingt-trois ans qui lui restent à vivre.  Après quelques tentatives infructueuses de mariage arrangé, Calvin se fiance lui-même à une veuve, Idelette de Bure, dont l’époux avait été gagné par lui-même à la foi réformée après être passé par l’Anabaptisme.  Les Anabaptistes, qu’on pourrait qualifier de Protestants radicaux, accordaient à leurs visions personnelles et à leurs interprétations apocalyptiques la valeur d’une  révélation divine qui leur faisait mépriser toute organisation ecclésiastique, voire toute autorité civile établie.  Ils étaient en butte non seulement à l’hostilité de l’Eglise romaine, mais aussi à celle des Luthériens.  La ville de Strasbourg restait néanmoins accueillante à leur égard, même si la réforme strasbourgeoise était tout-à-fait opposée à leurs idées.  Raison pour laquelle y affluaient de nombreux réfugiés, que les pasteurs strasbourgeois tâchaient de convaincre d’adhérer à la Réforme selon l’Ecriture.  Calvin épouse donc Idelette et ce qui n’aurait pu être qu’un mariage de convenance, avec pour seul but de le décharger de soucis domestiques et de lui permettre de s’adonner aux multiples tâches qui sont les siennes, sera en fait un mariage heureux jusqu’à la mort d’Idelette en 1549.  Le couple connaîtra pourtant bien des épreuves: à part les maux dont souffre Calvin et qui vont de mal en pis, Idelette elle-même sera chroniquement malade à partir de 1545. Et puis, ils perdront au fil des années quatre enfants peu après la naissance, comme en témoignent les lettres écrites par Calvin à ses amis. Le premier, un petit Jacques, meurt au mois d’Août 1542.  Calvin écrit à un ami: Le Seigneur nous a infligé une blessure grave et douloureuse par la mort de notre fils bien-aimé.  Mais il est notre Père; il a su ce qui est bon pour ses enfants.   A la mort d’Idelette, Calvin ne cachera pas sa grande douleur.  Il écrit ceci à Guillaume Farel: Je tâche autant que possible de ne pas être totalement  abattu par le chagrin.  De plus, mes amis m’entourent et ne négligent rien pour apporter quelque soulagement à la tristesse de mon âme.  Je dévore ma douleur, de telle façon que je n’ai interrompu en rien mon travail.  Adieu, frère et fidèle ami.  Que le Seigneur Jésus te fortifie par son esprit, et moi de même dans ce grand malheur, qui certainement m’aurait brisé, si du ciel il n’avait tendu sa main, lui dont l’office est de relever les abattus, d’affermir les faibles, de ranimer les fatigués. Et à Pierre Viret, le Réformateur de Lausanne , il écrit encore: Quoique la mort de ma femme m’ait été des plus cruelles, je cherche autant que possible à modérer mon chagrin.  Et mes amis s’acquittent de leur devoir à l’envi.  Mais j’avoue qu’eux et moi, nous obtenons moins de succès qu’on ne pourrait souhaiter.  Je suis privé de l’excellente compagne de ma vie qui, si le malheur était venu, aurait été ma compagne volontaire, non seulement dans l’exil et dans la misère, mais encore dans la mort.

Cependant, à Strasbourg Calvin continue à publier des ouvrages d’importance.  Outre la seconde version latine de l’Institution de la Religion Chrétienne, il fait paraître en 1539 son premier commentaire en français sur un livre de la Bible, l’épitre de Paul aux Romains. Ce commentaire se veut marqué par la clarté de l’exposition et la concision du style, en comparaison des commentaires sur cette même lettre publiés par Melanchthon, Bucer ou encore le grand réformateur de Zürich Heinrich Bullinger.  Calvin loue les qualités respectives de ces auteurs, qu’il apprécie tous, mais pense néanmoins que sa manière de traiter l’épitre aux Romains trouvera un public réceptif, surtout ceux qui n’ont pas le loisir de lire des commentaires trop difficiles ou trop longs.  Calvin, qui sept ans auparavant avait commenté l’oeuvre d’un auteur païen, le philosophe stoïque Sénèque, s’applique donc à commenter chapitre par chapitre, verset par verset le texte biblique.  Il ne cherche pas à exposer la doctrine chrétienne de manière complète, comme il le fait dans l’Institution, mais plutôt à expliquer le texte pas à pas, sans éviter ses difficultés et les différentes interprétations qu’on peut lui donner. Calvin le fait en guidant le lecteur vers l’interprétation qu’il considère comme juste au regard des données du passage en question mais aussi de toute la Révélation dans l’Ecriture.  Il ajoute souvent une application ou une exhortation dans la vie des fidèles, basée sur l’explication donnée, laquelle est également résumée à la fin du passage commenté.  Après le commentaire sur l’épitre aux Romains viendront des commentaires sur tous les livres du Nouveau Testament, à l’exception du livre de l’Apocalypse, que Calvin jugeait trop difficile.  La plupart étaient publiés durant la décennie suivant la publication du Commentaire sur la lettre aux Romains.  En 1551 il allait publier son commentaire sur le livre du prophète Esaïe, le premier de l’Ancien Testament qu’il traitait.  Tous les livres de l’Ancien Testament, à l’exception de onze, allaient faire tout à tour l’objet d’une publication, le commentaire sur le livre de Josué paraissant après sa mort.  Calvin mettait donc toutes les ressources de ses connaissances théologiques, exégétiques et historiques à la disposition du grand public, qui ne lisait pas nécessairement le latin (langue parlée à l’époque uniquement par les savants ou les gens plus éduqués).  Par le biais de ces commentaires il contribuait donc à faire connaître la Bible en profondeur à tous ceux qui cherchaient à connaître et comprendre la Parole de Dieu.  Il s’agissait d’une colossale entreprise d’enseignement qui allait d’abord atteindre le public francophone, puis, par le biais de traductions de plus en plus nombreuses, d’autres nations européennes.

Un autre livre paraissait à Strasbourg sous la plume de Calvin, en 1540: le Petit Traité sur la Sainte Cène qui cherchait de manière claire et convaincante à résoudre les difficultés soulevées par les différentes doctrines sur l’Eucharistie, c’est-à-dire le mode de la présence de Jésus-Christ dans le Sacrement de la communion.  Bien sûr, Calvin comme tous les Réformés, rejetait sans équivoque la doctrine romaine de la transsubstantiation, qui affirme qu’à chaque fois que la messe est célébrée par un prêtre, est répété le sacrifice du Christ et s’accomplit le miracle de la transformation de la substance du pain en le corps du Christ.  Mais dans le camp protestant , de sérieuses divergences entre Luther et Zwingli avaient empêché une véritable unité confessionnelle (et même une unité politique nécessaire pour faire face aux menaces de l’empereur Charles Quint).  Luther insistait sur une véritable présence corporelle du Christ dans le sacrement, tandis que le réformateur zurichois Zwingli insistait sur le caractère de commémoration de la Sainte Cène, propre à augmenter la foi par le souvenir de l’acte unique accompli par le Christ sur la Croix.  Luther et Zwingli s’était rencontrés à Marbourg en 1529 dans des conditions dramatiques pour tenter de mettre fin à ce différend, mais l’attitude intransigeante de Luther n’avait pas permis un accord sur ce point tant débattu de la doctrine chrétienne.  Avec beaucoup de perspicacité, Calvin, lui, allait mettre l’accent sur la présence réelle du Christ dans la célébration du sacrement de la communion lors de la Sainte Cène, en soulignant qu’il s’agit d’une présence spirituelle, et non physique ou corporelle.  Oui, le pain et le vin de la Sainte Cène font plus que figurer simplement le corps et le sang de Jésus-Christ, ils le communiquent véritablement, mais ils le font spirituellement, de sorte que les croyants nourris par la parole de Dieu se voient aussi confirmés par la nourriture spirituelle du sacrement qui figure et scelle la prédication de la Parole de Dieu dans leur coeur, par l’action du Saint Esprit. Quelques années plus tard, en 1549, Calvin et Heinrich Bullinger, successeur de Zwingli à Zürich, obtiendraient un accord sur cette doctrine, scellant ainsi l’unité confessionnelle des réformés.  Malheureusement, malgré l’approbation que Luther semble avoir donnée de son vivant à la présentation de Calvin, après sa mort, certains Luthériens réagirent fortement contre la conception de Calvin et la division confessionnelle demeura en son entier entre Luthériens et Réformés.

Pendant ce temps, l’ombre de Genève recommençait à se profiler et allait bientôt recouvrir Calvin, qui espérait pourtant avoir trouvé un hâvre de paix à Strasbourg .  Amis auditeurs,  nous verrons ensemble la prochaine fois comment Calvin, bien malgré lui, fut de nouveau appelé à oeuvrer dans la cité suisse qui l’avait pourtant chassé trois ans plus tôt.