JEAN CALVIN (10)

Chers amis qui êtes depuis plusieurs semaines à l’écoute de cette série historique sur la vie et l’oeuvre du Réformateur français du seizième siècle Jean Calvin, nous avons vu la dernière fois que celui-ci n’avait pas que des amis, bien au contraire: ses idées et la fermeté qu’il mettait à les défendre provoquèrent de nombreuses hostilités.  Bien des conflits l’opposèrent, à Genève même, à ceux qui ne supportaient ni son influence grandissante, ni son exposé de certains points de la doctrine chrétienne, ni la discipline ecclésiastique que les pasteurs tâchaient de faire régner au sein de l’Eglise pour empêcher toutes sortes de désordres.  Avant 1555, le Conseil de la ville de Genève le soutenait parfois, ou bien s’opposait carrément à lui.  Après cette date, et durant les neuf dernières années de la vie de Calvin, la collaboration s’est déroulée beaucoup plus en douceur.  On a souvent présenté Calvin comme le maître inconstesté de Genève, voire son dictateur implacable, prêt à briser tous ceux qui s’opposeraient à ses idées et sa vision du christianisme.  Rien n’est plus éloigné de la vérité historique et pour s’en convaincre il suffit de lire les archives de la ville de Genève ou encore la correspondance personnelle du réformateur avec ses amis suisses ou français.  Souvenons-nous que lui-même n’était pas citoyen de Genève, il n’exerçait en tant que tel aucune fonction politique et ne pouvait même pas voter lors des élections annuelles qui mettaient en place le gouvernement de la ville.  Il se voyait même parfois rabroué par les autorités de la ville, qui le considéraient comme un pasteur et organisateur de la vie de l’Eglise à leur service.  Mais dans le même temps, ses conseils et son autorité morale, grandissante à l’étranger, forçaient les autorités à l’écouter et à suivre ses conseils.  Un des plus graves conflits avec le Conseil de la ville, dominé cette année là par le parti des Libertins, qui était fortement opposé à Calvin, éclata en 1553 à propos de la discipline ecclésiastique.  Il s’agissait de refuser l’accès à la Sainte Cène à un certain Philibert Berthelier, qui occupait des fonctions importantes au sein du gouvernement de la ville. Les pasteurs avaient décidé de l’exclure de la communion en raison de sa conduite répréhensible notoire.  L’accepter à la table du Seigneur aurait constitué pour tous les croyants un scandale et une pierre d’achoppement.  Mais ses amis du Conseil de la ville voulaient forcer les pasteurs à recevoir  Berthelier au repas sacré de la Sainte Cène.  Le pouvoir politique menaçait une fois de plus de s’ingérer dans les affaires de l’Eglise, comme il l’avait fait quinze ans plus tôt. Comme nous l’avons vu, ceci avait alors provoqué l’opposition des réformateurs Calvin et Farel, et, suite à leur refus d’obtempérer aux injonctions du pouvoir civil, ils avaient été bannis de Genève.  La même situation se reproduisait cette année-là, et Calvin commençait à penser que ses jours à Genève étaient de nouveau comptés.  Cette lutte épuisante l’avait du reste beaucoup découragé. 

C’est dans ce contexte extrêmement tendu qu’éclata l’affaire Michel Servet. Cet espagnol doué pour la médecine, et qui s’était également occupé de géographie, vivait depuis des années en France sous un faux nom, celui de Michel de Villeneuve. Pourquoi ce nom d’emprunt?  Cela faisait plus de vingt ans qu’il avait publié, à l’âge de vingt-et-un an, un ouvrage intitulé: Sur les Erreurs de la Trinité, où il dénonçait le coeur même de la doctrine chrétienne, à savoir la foi en le Dieu Trinitaire, comme une grave erreur qui rendait les gens athées plutôt que croyants.  Pourtant, Servet considérait la Bible comme la Parole inspirée de Dieu, mais il ne pouvait se résigner à accepter la divinité totale du Christ.  Il fallait adorer Christ comme l’homme qui était devenu le Fils de Dieu, mais pas comme le Fils éternel de Dieu qui était devenu homme.  Servet introduisait des idées gnostiques et panthéistes dans son exposition du christianisme.  Au moment de la rédaction de son livre, il était entré en correspondance avec le réformateur de la ville de Bâle, du nom d’Oecolampade et avait même fait publier ses lettres, dans lesquelles il attaquait assez fortement celui-ci.  En fait, tous les réformateurs de la première génération avaient  fermement condamné  les idées de Servet, craignant qu’on les assimile au Protestantisme et qu’elles causent un tort considérable à la Réforme.  Luther, Melanchthon, Martin Bucer, Oecolampade, tous ces hommes étaient absolument opposés aux vues de Servet, qui avait d’ailleurs dû les rétracter lorsqu’il se trouvait à Bâle, sous peine de poursuites judiciaires.  Calvin, lui, était à ce moment encore en France , vivant dans la clandestinité après l’affaire des Placards.  Il organisa un rendez-vous à Paris avec Servet, dans des conditions difficiles pour lui, afin de persuader Servet d’abandonner ses idées, mais Servet ne vint jamais au rendez-vous.  C’est après avoir quitté la ville de Bâle que Servet prit le nom d’emprunt Michel de Villeneuve, sous lequel il allait publier divers ouvrages et exercer la médecine.  Il devint le médecin de l’archevêque de la ville de Vienne , et fit semblant d’être un bon catholique, dénonçant même dans un écrit la doctrine de la justification par la foi seule, typiquement protestante.  Depuis Vienne il continuait cependant à correspondre avec un certain nombre de réformateurs, leur envoyant à tout propos ses missives enflammées et suscitant une irritation croissante de la part de tous.  Il commença à faire de même avec Calvin, et cette correspondance, au début assez calme, s’envenima petit à petit.  Servet traitait Calvin d’ignorant et lui renvoyait ses propres livres bourrés d’annotations.  Il enjoignait Calvin de se repentir et de se faire rebaptiser pour obtenir la grâce du Saint Esprit.  Après un moment, Calvin décida de ne plus lui répondre, estimant qu’il perdait son temps.  En 1553, Servet publia sous ce nom un ouvrage intitulé “La Restitution de la Religion Chrétienne”, évidemment appelé ainsi pour faire pièce à l’Institution de la Religion Chrétienne de Calvin. D’ailleurs il publiait à la fin de son livre les lettres qu’il avait écrites à Calvin durant ces années. Il réitérait ce qu’il avait écrit plus de vingt ans plus tôt, appelant la Trinité un fantôme diabolique, un Cerbère à trois têtes, un monstre poétique, une illusion de Satan.  Plus de mille copies de son ouvrage furent publiées et un grand nombre brûlées en public dans la ville de Francfort, en Allemagne.  Mais, à la suite d’un échange de lettres entre un habitant de Genève, un ami de Calvin, et son cousin qui habitait à Lyon, en France,  Michel de Villeneuve fut identifié comme étant Michel Servet, l’auteur du  livre en question.  Il fut arrêté par l’Inquisition catholique à Vienne , mais nia être l’auteur de la Restitution.  Il avait eu le temps de dissimuler les copies de son propre ouvrage dont il était en possession.  Il jura par serment être un bon catholique.  L’enquête fut néanmoins poursuivie.  Ayant bénéficié de complicités à l’intérieur de la prison, Servet parvint à s’échapper et s’enfuir.  Il était devenu évident que Michel de Villeneuve et Servet étaient la même personne.  Le 17 juin 1553, l’Inquisition catholique prononça contre lui la peine de mort pour hérésie, et une image de lui fut brûlée en public. Toutes les copies de son livre devaient être brûlées, ainsi que lui-même, dès qu’il serait arrêté.  Mais il avait bel et bien disparu.  De manière incompréhensible, on le retrouve à Genève le 13 Août de la même année, au moment où le conflit entre le Conseil de Genève et Calvin était au plus haut point.  Pourquoi était-il venu là, se montrant même lors du culte célébré par Calvin lui-même à l’église de la Madeleine?  Difficile à dire.  Toujours est-il que reconnu assez rapidement, il fut arrêté par la police, et mis en prison.  Calvin participa directement à cette arrestation, puis au procès qui s’ensuivit, non pas en tant que juge (car il n’avait aucun pouvoir de ce côté là) mais comme partie impliquée dans l’accusation.  Son role fut de débattre avec Servet au sujet de ses thèses devant les juges.  Au début du procès, Servet se montra très arrogant, estimant sans doute qu’il pouvait bénéficier du soutien de certaines autorités pour miner la position de Calvin à Genève, si fragile à ce moment-là.  Il réclamait la peine de prison pour Calvin, et même la peine de mort contre lui, s’il était prouvé que c’est à tort qu’on l’avait fait arrêter. Il est clair d’après les documents d’archives conservés à Genève, que durant cette phase du procès, Servet aurait parfaitement pu revenir sur ses positions et faire ce qu’il avait fait à Bâle vingt ans plus tôt, c’est-à-dire se rétracter.  L’affaire n’était pas du tout jouée contre lui.  Cependant, après un moment, elle s’enlisa et on laissa Servet se morfondre dans de déplorables conditions dans sa prison, comme en témoigne une lettre écrite par lui-même aux autorités de la ville.  Apparemment, ceux qui auraient bien voulu se servir de Servet contre Calvin se rendirent compte que le reste des cités protestantes de Suisse étaient toutes opposées à ce qu’il soit libéré ou même chassé de la ville.  Elles préconisaient toutes la peine de mort contre cet hérétique.  Finalement il fut condamné par ses juges au bûcher et exécuté le lendemain.  Calvin, qui était comme pratiquement tout le monde à l’époque partisan de la peine de mort pour un cas pareil, essaya en vain de faire changer le mode d’exécution, car il était opposé au supplice du bûcher: tant de martyrs en France et ailleurs avaient péri dans ces conditions atroces, notamment cinq étudiants en théologie de la ville de Lausanne qui étaient allés en France pour servir les églises réformées et avaient été brûlés vifs dans la ville de Lyon quelques mois plus tôt. 

Toujours est-il que cette bien triste affaire a été utilisée par de nombreux écrivains et historiens comme la preuve que Calvin était un homme particulièrement cruel qui ne tolérait aucune dissension par rapport à ses idées.  Certes, Calvin restait toujours très ferme sur ses positions doctrinales, mais lorsqu’on regarde de près comment s’est déroulé ce procès et quel était le contexte dans lequel il a pris place, on se rend compte que les choses sont beaucoup plus complexes qu’on ne l’a souvent dit.  Quoiqu’il en soit, quatre cents ans après la naissance de Calvin, en 1909, ses héritiers spirituels ont élevé un monument expiatoire à l’endroit même ou fut exécuté Servet, pour déclarer que la liberté de conscience n’était pas négotiable, et que l’on pouvait respecter et admirer l’oeuvre immense accomplie par Calvin sans pour autant approuver ce qui s’était passé cette année-là.

Amis auditeurs, notre prochaine et dernière émission consacrée à Calvin nous permettra d’évaluer quel a été l’apport du Réformateur français non seulement sur le plan de la vie de l’Eglise, mais aussi sur le plan culturel, politique et social.