CHRISTIANISME ET LAICITE (1)

Le christianisme est-il à l’origine de la laïcité ? Certains, comme l’historien Bernard Lewis, spécialiste de l’islam, le pensent. Alors oui, sans doute, mais de quelle laïcité s’agit-il ?  Dans la plupart des pays occidentaux, en tout cas en France, laïcité équivaut à dire qu’il faut rejeter tout ce qui concerne les choses de la foi dans la sphère purement privée des individus. Ces choses là n’ont aucune place dans la sphère publique, soutient-on. Au mieux, on peut en parler de manière communautaire dans les édifices cultuels prévus à cet effet, à des heures bien circonscrites, lors de rencontres que les autorités locales peuvent surveiller à tout moment. Quiconque ose penser autrement et parler de sa foi en public est qualifié de dangereux intégriste ou de fondamentaliste.  Surtout s’il ou elle ose expliquer que sa foi exerce nécessairement une influence sur sa vision du monde et qu’elle l’amène à faire des choix politiques, sociaux ou culturels dans la vie de tous les jours.  Quelle que soit l’approche raisonnée et paisible que démontrera cette personne, on l’accusera facilement d’être prête à imposer ses croyances irrationnelles aux autres dans la sphère publique, et l’on qualifiera cela d’intolérable. Une telle personne sera assimilée à certains fanatiques qui font beaucoup parler d’eux en ce moment en raison de leurs comportements violents.  De nombreux journalistes ne se lassent pas de citer, bien entendu de manière totalement tronquée, les paroles du Christ : « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu ». Ils le font pour justifier un divorce consommé entre une foi vécue de manière privée d’un côté, et de l’autre la sphère publique protégée contre toute ingérence de la première. Comme si cette déclaration du Christ ne signifiait pas justement que César, c’est-à-dire l’Etat, doit lui aussi rendre à  Dieu ce qui lui appartient. Or tout appartient à Dieu, puisqu’il est le Créateur et le maître de l’univers.  Ou bien n’aurait-il créé que des âmes désincarnées, et pas des personnes vivant dans une réalité matérielle, sociale, économique, culturelle, politique, sociale, artistique, etc. ?  Et comme si Jésus n’avait pas dit à Ponce Pilate, lequel lui faisait savoir qu’il avait le pouvoir de le mettre à mort ou de le laisser en vie : Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en-haut.  L’apôtre Paul parle même dans sa seconde lettre aux Corinthiens, d’amener toute pensée captive à l’obéissance au Christ.  C’est dire…

Que la laïcité soit une notion clé dans notre société pluraliste, et qu’on ne puisse forcer les uns ou les autres à croire de telle ou telle manière, cela ne fait aucun doute. Que la paix civile doive être maintenue par l’Etat dans une situation de pluralisme religieux, cela va également de soi. Mais si l’on veut empêcher une grande partie des citoyens d’un pays d’exprimer publiquement quelles convictions profondes guident leurs choix de vie et de société, alors on est soit même un dangereux intégriste et un fanatique.  On étouffe la liberté des uns et des autres en prétendant la protéger et en prétextant la cohésion sociale.  En fin de compte, on en arrive à conférer à César, c’est-à-dire à l’Etat, la prérogative et le droit de décréter ce que tous doivent penser, ce qui est politiquement correct. On prétend défendre le pluralisme de la pensée, mais par crainte de certains effets secondaires de ce même pluralisme, on aboutit paradoxalement à nier toute possibilité de divergence d’opinion.  Cette tendance, d’abord larvée et sournoise, se confirme de jour en jour.  Or, poursuivre sur cette voie, c’est nous approcher du régime nord-coréen à grands pas… Plus totalitaire que ça tu meurs !  Cette fausse notion de la liberté repose bien sûr sur l’idée sous-jacente tout aussi fausse que les religions répertoriées ou reconnues comme telles sont des systèmes de croyance, tandis que les courants dominants de la pensée contemporaine seraient, quant à eux, totalement neutres et dénués de tout fondement religieux.  Ce qui est bien évidemment une absurdité.

Car chaque personne vit avec un système de convictions et de croyances données, qu’elles soient cohérentes, avouées, dangereuses ou non.  La prétendue neutralité en la matière n’existe tout simplement pas.  Qu’on soit matérialiste invétéré, droit-de-l’hommiste convaincu, hédoniste jouisseur ou écologiste passionné, on raisonne et on agit toujours avec des motifs qui sont à la base de l’ordre de la croyance : croyance en ce qui doit gouverner notre vie, si ce n’est celle des autres.  Ce qu’on défend passionnément ce sont toujours nos priorités, nos hiérarchies de valeurs, notre vision du monde.  Cela est bien humain, me direz-vous.  Oui, mais humain parce que justement religieux : car l’être humain est dans son essence une créature religieuse.  Il l’est il le restera jusqu’à la fin des temps.  Qu’il croie pouvoir cacher sa profonde nature religieuse sous des oripeaux idéologiques ou intellectualistes, ne change rien à l’affaire.

En fait, au fur et à mesure que s’effrite ce qui subsiste de civilisation chrétienne en raison des attaques contre toute forme de pensée chrétienne dans la sphère publique, on assiste à une perte croissante de laïcité positive.  Et l’on vit un regain de tension sociale et culturelle provoquée par des groupes qui - quant à eux - recherchent l’hégémonie par des voies violentes.    Mais qu’entendons-nous par laïcité positive ?  Avant tout deux choses fondamentales.

 

D’abord, la foi chrétienne ne se communique, ne se transmet, ne s’accepte que par la  prédication de l’Evangile et l’illumination que le Saint Esprit provoque dans le cœur de ceux qui l’acceptent et y adhèrent.  C’est le tout premier principe.  C’est ce qu’explique l’apôtre Paul au chapitre 10 de sa lettre aux chrétiens de Rome.  Il vient de leur écrire que tous ceux qui font appel à Jésus-Christ, le Seigneur, recevront le salut de sa part.  Et il poursuit immédiatement après : Mais comment feront-ils appel à lui s’ils n’ont pas cru en lui ?  Et comment croiront-ils en lui s’ils ne l’ont pas entendu ?  Et comment l’entendront-ils s’il n’y a personne pour le leur annoncer ?  Et comment y aura-t-il des gens pour l’annoncer s’ils ne sont pas envoyés ?  Aussi est-il dit dans l’Ecriture : « Qu’ils sont beaux les pas de ceux qui annoncent de bonnes nouvelles ! »  Et un peu plus loin, Paul déclare : Donc la foi naît du message que l’on entend, et ce message c’est celui qui s’appuie sur la parole du Christ.   Vous avez bien entendu : la foi naît du message que l’on entend.  Elle n’est pas imposée par la force, par la terreur, ou par la législation coercitive d’un pays, elle naît du message que l’on entend, et qui, par la puissance de l’Esprit Saint, prend racine dans le cœur de celui ou celle qui l’a entendu.  C’est cela que proclame la Bible.  Même si au cours de l’histoire des rois ou des nations chrétiennes ont agi différemment, en voulant imposer le christianisme de force à des populations qui avaient à peine été évangélisées, le principe énoncé par la Bible, lui, demeure.  On n’y trouve nulle part une incitation à imposer le christianisme par la force des armes.  C’est bien par la conquête des cœurs et des esprits,  et en dépit des plus violentes persécutions que le christianisme s’est finalement imposé dans l’empire romain qui lui était d’abord si hostile.

Le second principe biblique est que la sphère de l’Etat et celle de l’Eglise sont distinctes, et ont un mode distinct de gouvernement et de fonctionnement.  Elles ne doivent être ni confondues, ni être mises sur le même plan.  Pourquoi est-ce un principe biblique, me demanderez-vous ?  Et bien l’on trouve ce principe clairement inscrit déjà dans l’Ancien Testament, dans le fait que les rois d’Israël et de Juda n’étaient pas autorisés à offrir des sacrifices dans le Temple, ou à accomplir des rites cérémoniels liés à l’office des prêtres.  Inversement, il n’appartenait pas aux prêtres de diriger les affaires politiques du pays.  A plusieurs reprises on trouve dans l’Ancien Testament une application de ce principe de séparation des deux sphères.  L’exemple négatif le plus frappant étant celui du roi Ozias, au chapitre 26 du second livre des Chroniques.  Fier de ses succès économiques aussi bien que de sa réussite en politique intérieure et extérieure, il s’est mis en tête d’aller lui-même offrir les sacrifices dans le Temple de Jérusalem, malgré les avertissements des prêtres qui tentaient de l’en empêcher.  La conséquence de cet acte impie fut qu’il devint soudainement frappé de lèpre, ce qui le rendait impur aux yeux de la communauté nationale. Il se trouva de ce fait rendu incapable de régner plus longtemps.  Notez que cette pratique d’agir à la fois comme rois et prêtres était courante au Proche et au Moyen orient à l’époque. Le représentant de l’Etat, celui qui détenait le pouvoir politique, se considérait naturellement comme un médiateur entre les hommes et les dieux. Sa double fonction en faisait le garant de l’Etat Providence d’alors. C’est aussi sur cette base qu’il se faisait adorer ou vénérer comme un demi-dieu, appelé à sa mort à rejoindre le panthéon des divinités païennes.  A cet égard, comme à tant d’autres, la religion d’Israël différait totalement de celle des nations environnantes.  C’est d’ailleurs cette différenciation entre les deux sphères d’autorité, spirituelle et temporelle,  qui a engendré  la persécution des premiers chrétiens sous l’empire romain.  Ils se soumettaient bien à l’autorité de l’Etat, (plusieurs passages des lettres de l’apôtre Pierre ou de l’apôtre Paul enjoignent les destinataires de ces lettres à le faire), mais ils refusaient de vénérer l’empereur comme un dieu.  Ils proclamaient au contraire : « Jésus seul est Seigneur ».  Ce qui passait pour un appel à la sédition, même si c’était entièrement faux. 

La question se pose alors : Que voulons-nous dire avec « Jésus seul est Seigneur » ?  Si les chrétiens se laissent gouverner par l’Etat, même un Etat qui ne fait pas avancer des normes chrétiennes dans la vie politique et sociale,  renient-ils pour autant la souveraineté du Seigneur Jésus Christ sur leur vie?  Et si au contraire ils tâchent d’obéir à Christ en toutes choses, deviennent-ils automatiquement des séditieux?  C’est là une fausse alternative, même si la position des chrétiens peut devenir extrêmement délicate face à certain gouvernements.  Fausse alternative tout simplement parce que les chrétiens reconnaissent que la notion même d’Etat est une institution de caractère divin, par-delà ceux qui occupent la fonction de diriger cet Etat.  C’est une institution divine, et par là nécessaire, destinée à maintenir une cohésion dans les rapports entre les hommes.  S’opposer à l’Etat et à sa sphère de souveraineté, c’est s’opposer directement à l’ordre institué par Dieu pour que les communautés humaines soient gouvernées.   Mais le gouvernement du Christ  sur l’ensemble de la Création implique que l’Etat se soumette à des normes de justice publique inspirées de sa Parole.  N’oublions jamais que seul Christ est pleinement prêtre, prophète et roi.  L’autorité sur toutes les sphères de l’existence lui a  été remise par Dieu le Père au moment de son Ascension, comme on le lit en toute fin de l’Evangile selon Matthieu.  Et, comme je le disais au début de notre émission, cette autorité ne s’exerce pas sur une sphère désincarnée, celle de la foi ou de la spiritualité, mais sur l’ensemble de l’existence, sur tous les domaines de la vie.  Ce qui ne signifie cependant jamais qu’une communauté humaine donnée est appelée à être enrégimentée dans une structure de type ecclésial, avec des pasteurs, ou des évêques, qui prétendent gouverner le corps social  sans en avoir reçu ni la vocation, ni les compétences.  Car s’ils tentent de le faire, alors ils s’instituent eux-mêmes médiateurs entre Dieu et les hommes, et usurpent par là-même la place de Jésus-Christ, le seul véritable Médiateur, parce que pleinement prophète, prêtre et roi.

Je reviendrai plus en détail sur ces questions lors d’une prochaine émission de « Foi et Vie Réformées ».