LE RETOUR DU GNOSTICISME

 (Eric Kayayan)

Introduction: les racines du Gnosticisme

La fascination pour l’Orient

Ex oriente lux: c’est de l’Orient que vient la lumière.  Cet adage en vogue chez les alchimistes et les théosophes durant la Renaissance, illustre bien la fascination exercée par le mysticisme oriental sur les mentalités occidentales[1]. Cette fascination se trouve pour une large part à la racine du mouvement gnostique, aussi bien dans son expression antique qu’à notre époque. On la trouve déjà présente au VIe siècle avant Jesus-Christ, avec les théogonies élaborées sous l’influence des doctrines orphiques (du nom du personnage mythologique Orphée, dont elles prétendaient tirer leurs sources).  Ces théogonies, ou récits mythiques de la naissance des dieux, s’écartent sensiblement de celle d’Hésiode, lequel organisa et classifia le panthéon de la mythologie grecque au VIIIe siècle avant Jésus-Christ.  Les théogonies orphiques, au vrai peu populaires,  comprenaient trop d’éléments asiatiques pour pouvoir être considérées comme grecques de caractère.  Cependant, leurs préoccupations philosophiques et scientifiques, leur subtilité ainsi que les nombreuses abstractions qu’elles comportent, en font davantage des systèmes métaphysiques que des mythologies[2].  Comme le notent plusieurs spécialistes, avec l’Orphisme, qui continua à se développer jusqu’au début de l’ère chrétienne, nous avons affaire à une des racines du Gnosticisme antique[3]. L’aspect spéculatif des théogonies orphiques, axé sur une connaissance destinée à un groupe d’initiés, sera en effet un trait dominant du Gnosticisme dans ses diverses expressions. 

 Le mythe de Dionysos

Le mythe de Dionysos sous ses diverses formes, va revêtir une signification existentielle de la plus haute importance en tant qu’autre matrice du Gnosticisme.   Dionysos est originellement la divinité rustique du vin et, chez les Orientaux, du délire orgiaque. A ce propos le philosophe français Jean Brun, dans son ouvrage “Le Retour de Dionysos”, écrit:

 

L’ivresse dionysiaque tente (…) de conférer au corps de chacun le pouvoir de vagabonder en dehors des cadres de l’ici et du maintenant qui lui sont assignés; telle est la raison pour laquelle, dans le culte de Dionysos, le vertige joue un rôle si important: il vise à mettre hors de lui-même celui qui s’abandonne à des tourbillons qui l’engloutissent dans l’océan d’une sensation illimitée où toutes les synesthésies sont permises.  (…) Dionysos promet la dilatation du moi jusqu’aux frontières du monde et prétend briser l’étroite prison corporelle dont chaque homme est prisonnier, en lui faisant goûter l’extase d’une vie infinie.  Ainsi, Dionysos, maître du temps et de l’espace, se veut l’évangéliste d’une sensation cosmique.”[4].  

 

Plus tard, il deviendra le chef du panthéon de l’Orphisme, symbolisant le retour de la mort à la vie et, partant, la vie éternelle, comme l’atteste Plutarque[5].  La forme la plus développée de ce mythe mérite qu’on s’y arrête: Dionysos-Zagreus est le fils de Zeus et de Demeter.  Les Titans, symbolisant les forces tumultueuses de la nature, le mettent à mort à l’instigation de Junon, jalouse de Demeter, et jettent les morceaux de son corps dans un chaudron.  La déesse Pallas-Athéna réussit cependant à retirer le coeur encore palpitant de la victime et l’amène immédiatement vers Zeus, qui frappe les Titans par des éclairs, et, à partir du coeur qui bat encore, crée Dionysos.  Les membres du corps de Zagreus sont enterrés au pied du Parnasse, et Zagreus devient une divinité des régions inférieures où il accueille les âmes des morts et les aide à accomplir leur purification.  Avec cette forme tardive du mythe de Dionysos se dessine un dualisme entre une partie supérieure de l’être (le coeur, à partir duquel Zeus ressuscite Dionysos) et une partie inférieure (destinée au séjour des morts).  Ce qui rend le mythe de Dionysos fort intéressant dans sa récupération orphique c’est la théologie qui le sous-tend, et qui nous rapproche du Gnosticisme: quand, au commencement de la vie des dieux, Dionysos est tué par les Titans, des particules de sa divinité tombent dans les corps humains, de telle sorte que le corps humain est appelé la prison de l’âme (notion tout à fait platonicienne par ailleurs).  Dans cette prison corporelle, l’âme souffrante doit endurer le cycle des temps.  Seuls les initiés qui vivent de manière juste et suivent un régime végétarien trouveront le salut, tandis que les impies seront condamnés à la transmigration éternelle des âmes et aux châtiments de l’enfer[6]. 

Alexandre le Grand et la divinisation du monarque

Au IVe siècle avant Jésus-Christ Alexandre le Grand, conquérant l’empire des Perses, atteignit les rives de l’Indus et du Syr Daria, non loin des frontières actuelles de la Chine. Par ce biais, La religion des Perses faisait son entrée dans la sphère occidentale, même si Alexandre lui-même semble avoir été davantage intéressé par sa propre divinisation comme roi d’un empire s’étendant des rivages méditerranéens jusqu’aux contrées mentionnées[7].  Cette divinisation du souverain, notion typiquement orientale très éloignée de la culture politique hellénique, et qui rencontra bien de l’opposition du vivant d’Alexandre, aussi bien parmi ses troupes qu’en Macédoine, serait pourtant un jour reprise à Rome même, devenant l’expression de l’unité politique de l’empire.  Plus encore, elle deviendra l’expression politique d’un mouvement mystique ascensionnel par lequel l’homme prétend conquérir un statut divin par ses propres actes ou sa propre pensée.  Le culte de l’empereur, hérité de la tradition despotique orientale, organisait en quelque sorte un cadre culturel et politique à l’intérieur duquel d’autres formes de mystique ascensionnelle, comme celle du Gnosticisme, pourraient se développer.

Les religions à mystère

Parallèlement, les religions à mystères qui fleurissent au sein de l’empire romain à partir du premier siècle avant Jésus-Christ renouvellent cette fascination pour l’Orient: culte d’Isis ou de Mithra, ce dernier importé en Europe par les légions romaines.  Des liens entre le Mithraïsme et les Vedas indiennes ont été mises en relief, même si elles demeurent indirectes.  De plus, le Mithraïsme maintient avec le Mazdéisme perse (sous sa forme zoroastrienne) deux idées essentielles: d’abord un ardent zèle pour la pureté morale, laquelle est maintenue par une attitude belliqueuse, celle d’un soldat de la foi (d’où le succès de cette religion orientale parmi les légions romaines); ensuite une vénération de la lumière, le soleil étant considéré comme le seul principe à ne jamais avoir été conquis, d’où l’expression sol invictus, reprise par l’empereur Julien l’Apostat au 4e siècle de notre ère.  Julien, adepte du culte de Mithra, se fera baptiser dans le sang d’un taureau égorgé au-dessus de lui, autre résidu de l’ancienne religion perse.  Dans la mythologie perse, le premier homme, Gayomart, et le taureau primitif, Gosh, étaient les créatures originelles à la source de toute vie.  Cette paire homme/animal semble avoir été un reste de croyances plus anciennes encore d’après lesquelles tout était le résultat de l’immolation d’une victime par un sacrificateur originel. 

 

Tout ceci ne nous donne cependant pas la clé de la naissance du Gnosticisme antique, nébuleuse de courants difficile à cerner, en raison de ses multiples facettes.  De plus, il faut distinguer entre les racines juives et les racines helléniques du Gnosticisme, car elles donnent naissance à deux branches différentes de cette religion antique.  On a souligné la désillusion du monde gréco-romain vis-à-vis de sa religion traditionnelle, devenue obsolète à ses propres yeux et ne répondant pas aux aspirations d’hommes et de femmes pénétrés de culture grecque[8].  Le questionnement philosophique né des dialogues de Platon, le contact du monde païen aussi bien avec le Judaïsme (et plus tard le Christianisme) qu’avec les religions orientales, allaient servir de base à cette concoction théosophique qu’on appelle le Gnosticisme, du mot grec “gnosis” c’est-à-dire “connaissance”.  A ce propos Hans Jonas décrit la formation du Gnosticisme durant les premiers siècles avant Jésus-Christ, comme le point de rencontre des anciennes religions orientales avec la culture rationelle de l’Hellénisme occidental[9] .  Une forme initiale de  Gnosticisme semble se frayer un chemin dans les toutes premières communautés chrétiennes, comme en témoignent les mises en garde qu’on trouve dans  plusieurs épitres du Nouveau Testament (la lettre de Paul aux Colossiens, la première lettre de Paul à Timothée, où le mot “gnosis”  apparaît dans l’expression “la fausse connaissance” [pseudônumou gnôseôs]; première lettre de Jean, peut-être aussi la lettre aux Hébreux.)[10]

Les racines judaïsantes du Gnosticisme

La branche juive du Gnosticisme quant à elle (celle sans doute contre laquelle réagissent  les auteurs du Nouveau Testament) peut-être rapportée à Philon d’Alexandrie, cette figure centrale du Judaïsme au premier siècle de notre ère, qui, dans ses commentaires sur l’Ancien Testament,  interprète de manière allégorique les récits bibliques en faisant d’ailleurs violence au texte.  Philon, grand admirateur de Platon, veut réconcilier la pensée de ce dernier avec le Judaïsme, raison pour laquelle il sera appelé le premier néo-platonicien.  Ceci dit, il introduit dans la pensée de Platon de nombreuses opinions empruntées a l’Orient.  Ainsi on a pu dire dans l’Antiquité que “soit Platon philonise, soit Philon platonise”[11].  Philon trace une frontière très nette entre Dieu et le monde matériel.  Dieu, selon lui, ne peut exercer directement une action sur le monde matériel; il le fait à travers l’intermédiaire d’agents, les anges juifs ou les démons païens.  Pour lui, la Création a été un processus graduel de moulage de la matière, et c’est au cours de ce processus que le mal a surgi (thème central dans la pensée gnostique, comme on le verra).  L’âme, emprisonnée dans le corps, a connu une existence antérieure.  Pour s’assurer de son salut, l’humanité doit donc briser la servitude de cet emprisonnement et s’élever par une sorte d’extase vers une vision immédiate de Dieu[12].

Les écrits gnostiques

A partir du deuxième siècle, de nombreux écrits à caractère gnostique, en particulier des évangiles apocryphes, commencent à pulluler: Évangile de Thomas, très à la mode aujourd’hui, dont le texte coptique fait partie des documents retrouvés à Nag-Hammadi en Haute-Égypte en 1945, et qui datent du quatrième siècle. La version originale grecque de l’Évangile de Thomas remonte aux alentours de l’an 140, et a probablement été composée à Édesse, l’actuelle ville d’Urfa en Turquie du sud-est [13].  Parmi les 52 traités de la bibliothèque de Nag-Hammadi, se trouve l’Évangile de la Vérité, attribué à Valentin, lui-même fondateur d’une des principales écoles de spéculation gnostique.  Voici comment Barnstone, dans son introduction à cet évangile gnostique, en résume le message:

 

Dans la spéculation valentinienne, les péchés du monde, notre erreur, notre esprit enfermé dans l’ignorance, les ténèbres et la matière, sont directement causés par Dieu, le Dieu des Juifs et des Chrétiens.  Mais le salut demeure possible dans chaque personne.  A travers l’illumination et la connaissance (gnosis), le salut peut atteindre l’âme individuelle.  Chaque “événement cosmique” de connaissance de soi-même affecte l’univers tout entier, contribuant à apporter la grâce au monde et à réduire les dommages causés par Dieu.[14].

 

 Saint Irénée, père de l’Église du deuxième siècle est l’auteur d’un traité intitulé “Contre les Hérétiques”, dirigé contre les Gnostiques.  Ce traité est une source primordiale pour notre connaissance du Gnosticisme antique, et la précision des détails fournis par Irénée sur la doctrine gnostique a été confirmée par la recherche contemporaine. Voici comment il résume de façon lapidaire la pensée valentinienne: “La connaissance est le salut de l’homme intérieur” (I, 21, 4).  L’Évangile de Philippe, généralement valentinien de caractère, a sans doute été rédigé en Syrie dans la deuxième moitié du troisième siècle.  Il comprend une série de paroles concernant l’éthique et les sacrements, ainsi que des métaphores et des arguments ésotériques[15].  Avec Mani, né en Perse en l’an 216, et père de la secte des Manichéens dont fit partie Saint Augustin dans sa jeunesse[16], le monde est le théâtre où s’affrontent le Bien et le Mal.  Le monde étant l’oeuvre du Mal, il faut travailler à sa disparition en s’abstenant de toute procréation.  Mani voyait en Jésus la Lumière révélée qui devait permettre à l’humanité de libérer la lumière qui était en elle, alors que l’univers disparaîtrait dans un gigantesque embrasement[17].

Les principales doctrines du Gnosticisme antique

La liste des écrits gnostiques est longue, et plutôt que de la passer en revue, tâchons de présenter les traits principaux de l’enseignement gnostique, par delà la diversité voire le caractère hétéroclite de ces écrits relevés par tous les chercheurs contemporains. Je me limiterai ici aux écrits gnostiques liés d’une manière ou d’une autre au Judaïsme et au Christianisme, laissant volontairement de côté la tradition gnostique païenne, comme la trilogie “Hermès trismégiste”, ainsi que l’oeuvre du plus grand penseur de l’Antiquité païenne tardive, Plotin, dont la pensée rejoint par certains côtés le courant gnostique, même s’il le critique sévèrement, notamment dans un traité spécifiquement intitulé “Contre les Gnostiques”[18].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 La logique interne à la pensée gnostique

Tâchons maintenant de cerner, même si imparfaitement, la logique spirituelle qui préside aux enseignements gnostiques, par delà leurs différences: Puisque le mal est ontologiquement inhérent à la Création, et non la conséquence d’une transgression humaine d’ordre éthique, commise dans un rapport personnel avec Dieu, il doit être attribué au Créateur.  Mais, s’il en est ainsi, celui-ci n’est pas qualifié pour être le Dieu suprême, bon et parfait.  Il faut alors postuler un Dieu suprême tout autre, très éloigné du Créateur.  Cependant, il est nécessaire qu’un lien existe entre la forme supérieure de la déité, et la forme inférieure du créateur-démiurge, puisque ce dernier est lui aussi doté de pouvoirs divins.  Les émanations successives des éons (par processus de génération) et la perte graduelle de perfection qu’une telle génération entraîne, sont censées rendre compte de cette relation.  Elles impliquent bien, néanmoins, une forme de dégénérescence liée à la génération d’éons inférieurs.  Toute forme de génération ne peut donc qu’aboutir vers le bas de l’échelle, et sera donc mauvaise (d’où, chez certains, le refus de la procréation).  C’est là, chez les Gnostiques, le sens profond de la Chute, déjà envisagée comme telle dans le mythe de la chute des étincelles divines.  Quant au Dieu suprême, il est nécessaire qu’il soit inconnaissable, car si on le connaissait, on serait en mesure de situer en lui la racine, l’origine d’une imperfection croissant graduellement dans le processus d’émanations en dehors du Plérôme.

 

Il semble qu’à la racine de cette théologie l’on trouve le refus du changement, de la condition temporelle et, à l’inverse, la recherche de l’Etre éternel, inchangeable, seul porteur de la Vérité.  Nous trouvons sans doute ici l’autre racine hellénique du Gnosticisme, non plus au travers des mythes orphiques, mais, cette fois,  par le biais des philosophes pré-socratiques Anaximandre et Parménide.  Pour Anaximandre, nous explique Jean Brun dans L’Europe Philosophe[39], l’existence est pensée comme une perte, comme l’abandon d’une source primitive.  Elle est une ex-istence, une sortie de l’Etre originel inchangeable.  En naissant, les choses commettent un acte impie, puisqu’elles se détachent de l’unité primitive.  Le temps est donc ce tout au long de quoi expie l’ex-sistence sortie de l’Etre, le Multiple naît de la Chute dans l’individualité. (…) Dès lors, on comprend que le principe des choses soit, pour Anaximandre, l’Apeiron, l’Indéfini, l’Indifférencié qui ne souffre pas des limites fondatrices de l’individu.  C’est pourquoi Anaximandre qualifiait l’Indéfini de divin, d’immortel, d’impérissable; il est l’Originaire d’où sont issus tous les individus qui s’en sont exilés mais auquel ils finissent par retourner lors de leur dissolution finale.”  On ne saurait trouver notion plus proche de l’éon supérieur des Gnostiques.  Quant à Parménide, il tient l’Etre pour indivisible, sans manque, inengendré et impérissable; l’Etre ignore donc la dispersion, le temps et l’espace; le multiple, le mouvement et le devenir relèvent du Non-Etre et sont par conséquent incompréhensibles.  Étienne Gilson, dans son ouvrage fondamental “L’Etre et l’Essence”, l’expose comme suit[40]:

 

(…) l’être se définit comme l’identique à soi-même et comme l’incompatible avec le changement.  Dès son origine, l’ontologie du “ce qui est” aboutit donc à la négation du mouvement qui, parce qu’il contredit l’identité de l’être à soi-même, se trouve exclus d’entrée de jeu comme étant à la fois irréel et impensable.  Il résulte immédiatement de là que tout le monde de l’expérience sensible, avec les changements perpétuels dont il est le théâtre, doit être exclu de l’ordre de l’être et renvoyé à celui de l’apparence (…) ou exclus de l’ordre de la connaissance vraie et renvoyé à celui de l’opinion.  Traduite en langage simple, cette conclusion équivaut à refuser l’être à tout ce qui naît et meurt, à tout ce qui cause ou est causé, à tout ce qui devient et change, c’est-à-dire à tout ce qui nous apparaîtrait d’abord comme doué d’une existence empiriquement constatable.

 

Ce refus de Parménide de considérer ce qui existe (dans le temps et le monde sensible) comme relevant de l’Etre me paraît une source primordiale de l’a-cosmisme gnostique, lequel cherche à échapper aux contingences de la temporalité, de l’histoire et de la matière, non pour aboutir au non-Etre, mais justement pour passer du stade de l’étant (provisoire) à celui de l’Etre.  La vie terrestre comme passage change alors de direction, pour autant qu’un mouvement initiatique lui imprime cette nouvelle direction: de condition misérable liée au changement qui la prive de la stabilité que connaît l’Etre, elle se meut vers une appropriation progressive de cet Etre, et retourne à l’état initial dont elle s’était séparée.  Pour comprendre la pensée gnostique, il faut saisir qu’à sa base se trouve affirmée une continuité ontologique entre Dieu et toute chose ou créature, continuité qu’il convient de franchir de manière ascendante afin de la replacer au sein du Plérôme et recouvrer ainsi l’unité initiale perdue.  C’est sur ce point que ce situe la différence fondamentale qui sépare la pensée gnostique de la théologie chrétienne:  à savoir d’une part la distinction radicale entre l’être de Dieu et celui de sa créature, d’autre part, comme l’a souligné Van Til, la creatio ex nihilo, création de l’univers matériel non à partir d’une quelconque matière préexistante, mais à partir de rien.  (… Van Til?)

 

Le crépuscule du Gnosticisme antique.

Au cinquième siècle après Jésus-Christ, il semble que le Gnosticisme ait cessé d’exister dans le monde méditerranéen, du moins comme courant religieux bien établi.  Certes, les écrits gnostiques ont été préservés, et ont même continué à circuler (certains jusqu’au 8e siècle), mais comme courant significatif au sein du Christianisme, le Gnosticisme avait été défait par les écrits des Pères de l’Église.  Ce courant hétérodoxe, comme l’Arianisme ou le Montanisme, avait forcé l’Église apostolique à définir la doctrine chrétienne (la Christologie en particulier) et à exclure les évangiles ou apocalypses tardifs de la lecture publique durant les offices religieux.  A la fin du quatrième siècle (Concile de Carthage, 397) un consensus sur le canon du Nouveau Testament s’était dégagé.

 

Il convient de signaler que la disparition du Gnosticisme en tant que courant religieux établi au 5e siècle n’a pas signifié la fin de toute pensée gnostique, qu’on retrouve en Occident sous des formes diverses au cours des siècles qui nous séparent de l’Antiquité.  Signalons quelques étapes importantes:

 

-         les Bogomiles bulgares vers la fin du 11e siècle, qui maintiennent une position typiquement gnostique en ce qui concerne l’Ancien Testament, et attribuent la création du monde à Satan.

-         Les Albigeois, ou Cathares en France à la même époque (ils étaient déjà connus à Orléans en 1017).  Ils pratiquaient un ascétisme très rigide, rejetant le mariage et la sexualité.

-         Jacob Boehme, cordonnier-théosophe allemand ayant vécu à la fin du 16e et au début du 17e siècle, et dont les réflexions mystiques sont difficiles à cerner.  Chez lui, l’Abîme est Dieu, considéré comme Ungrund .  Il écrit, dans son traité “De la triple vie de l’homme”: “Dieu est lui-même l’être des êtres, et nous sommes comme des dieux en lui, par lesquels il se manifeste.”  “Vous n’avez pas besoin de dire: où est Dieu? Écoutez, vous, hommes aveugles, vous vivez en Dieu, et Dieu est en vous; et si vous vivez saintement, dès lors vous êtes vous-même Dieu.  Quelque part où vous jetiez la vue, là est Dieu.”  [41].

-         Le mouvement poétique du Symbolisme, en France au 19e siècle, en particulier Gérard de Nerval et Charles Baudelaire, est considéré par plusieurs penseurs comme fortement influencé par les idées gnostiques[42].  L’idée de l’âme préexistante et de la Réincarnation (comme dans “La Vie Antérieure” de Baudelaire), du parcours initiatique à travers des sphères inexplorées (“El Desdichado”, de Nerval) motivent sans doute un tel jugement.

-         A la fin du 19e siècle, un ensemble de maîtres à penser remettent à l’honneur le Gnosticisme sous forme d’ésotéro-occultisme: Allan Kardec et le spiritisme, Eliphas Lévi et l’occultisme, Helena Blavatsky et la société théosophique, ainsi qu’un ensemble de courants orientalistes[43].  En 1907, Levi Dowling publie son “Évangile Aquarien de Jésus-Christ” qui comprend déjà tous les thèmes du Nouvel Age.  On peut y lire: “Jésus n’a pas toujours été le Christ.  Il a gagné son statut de Christ par une vie pénible (…)  Jésus est le messager venu en chair pour montrer la lumière aux hommes.  Mais dans les temps à venir, l’homme atteindra des hauteurs plus élevées encore, et des lumières plus intenses brilleront.  Et puis, à la fin, une puissante âme maîtresse viendra sur la terre pour éclairer le chemin qui mène jusqu’au trône de l’homme parfait.”[44].

-         Carl Jung, père de la psychologie moderne et de la notion d’inconscient collectif écrit “Les Sept Sermons aux Morts”, suite à une expérience d’ordre psychotique vécue entre 1912 et 1917 (qu’il qualifiera plus tard de “spirituelle): il dira avoir dialogué avec Basilides, un des penseurs gnostiques antiques les plus importants avec Valentinien. Un des symboles récurrents chez Jung est celui du serpent, éveilleur de la conscience qu’il ne faut pas tuer.  On connaît la fascination de Carl Jung pour les écrits gnostiques.  Le codex 1 de Nag Hammadi lui fut même présenté en 1952 par celui qui était entré en sa possession.

 

Signalons enfin l’existence des Mandéens, la seule secte gnostique ayant survécu jusqu’à notre époque.  Elle est composée d’une quarantaine de milliers d’adeptes, vivant au sud de l’Iraq, et pratique deux rites baptismaux: un lavage rituel fréquent au nom de la Vie et de la connaissance de la vie,  auquel s’ajoutent  une onction d’huile et un repas rituel comprenant du pain et une eau sainte; puis un lavage sur le lit de mort.  La figure de Jean Baptiste extrêmement légendarisée joue un rôle central dans la croyance de cette secte, qu’on a dans le passé désignée sous le nom de “Chrétiens de Saint Jean Baptiste”.  Le Mandéisme combine de manière typiquement syncrétiste des éléments bibliques, d’autres matériaux sémitiques, des ingrédients babyloniens tardifs, en particulier astrologiques et le dualisme iranien.

 

Le renouveau du Gnosticisme

Or voici que quelque quinze siècles après le crépuscule du Gnosticisme antique, plusieurs gourous du New Age réclament à nouveau cet héritage gnostique, certains de façon voilée, d’autre sans aucune ambiguité.  On n’a cette fois plus affaire à des mouvements isolés, mais à une véritable résurgence du Gnosticisme.  Time Magazine consacre la couverture de son édition du 22 décembre 2003 aux “Évangiles perdus”, et, dans les pages intérieures, publie un article consacrés aux textes gnostiques, opérant le lien avec le film-culte “the Matrix”, à la trame typiquement gnostique, ainsi qu’avec le best-seller “The Da Vinci Code” de Dan Brown.  D’après cet auteur, des textes sacrés ignorés ou rejetés dans l’ombre feraient partie d’une tradition secrète que Léonard de Vinci aurait transmise dans certains de ses dessins.

 

 Dans son best-seller intitulé Going Within et paru en 1989, l’actrice américaine Shirley MacLaine déclare qu’il n’y a rien de neuf dans le New Age, mais que les anciens gnostiques chrétiens opéraient avec la connaissance du New Age.  Et encore: “Ce New Age est le temps où les croyances intuitives de l’Est et la pensée scientifique de l’Ouest pourraient se rencontrer et se rejoindre, tous deux enfin mariés.  Pour moi, ajoute-t-elle, tous les deux sont nécessaires et désirables.”[45]  La revue Gnosis (parue entre 1985 et 1999) présente la secte contemporaine des Séthiens, résurgence d’un groupe du même nom de l’Antiquité tardive.  Elle donne la parole a des néo-gnostiques avérés, tels Stephan Hoeller, qui écrit ceci[46]:

 

Toutes les traditions spirituelles reconnaissent que le monde est imparfait; elles diffèrent les unes des autres seulement sur le point de savoir comment un tel état de choses a pu survenir, et comment y remédier.  Les Gnostiques ont toujours eu leur propres vues là-dessus.  Ils considèrent que le monde n’est pas vicié à cause du péché humain, mais parce qu’il a été créé de manière viciée.  Le Bouddhisme (considéré par de nombreux spécialistes comme le Gnosticisme de l’Asie) a son point de départ dans la reconnaissance que dès le début la vie terrestre est pleine de souffrances.  Les Gnostiques, antiques aussi bien que modernes, sont d’accord avec cette conception. 

 

Et, plus loin, Hoeller ajoute qu’il ne sert à rien de cultiver un sens de la faute, occasionné par le mythe d’Adam et Eve, car une telle attitude n’est pas un remède contre le mal: “Les Messagers de la Lumière reconnus par la tradition gnostique, tels que Jésus, Mani et d’autres, ont toujours été envisagés comme facilitant le salut.  Leur mission salvifique est de rendre la conscience de l’individu capable de faire l’expérience de la gnose”. 

 

 Voici ce qu’on peut lire à l’article “Le réveil du Gnosticisme”  du Dictionnaire des Religions, sous la plume de J. Vernette:

 

L’ésotérisme et les sciences occultes connaissent une vogue étonnante et sont l’objet d’un vif engouement.  Parallèlement, une multitude de groupes et d’écoles surgissent, sous les dénominations les plus diverses.  Ces mouvements florissants monnayent une anthropologie, une cosmologie et une théologie identiques, de facture gnostique.  (…) Chaque mouvement, se sentant détenteur privilégié de la Connaissance absolue, se présente comme la nouvelle religion mondiale pour le Nouvel Age qui vient et qui sonnera le glas du christianisme à la fin de ce millénaire, avec l’arrivée à terme de l’Ere des Poissons et l’entrée dans l’Ere du Verseau.

 

 L’auteur de l’article en question note encore la propension au syncrétisme qui atteint nombre de chrétiens:

 

“Un certain nombre de chrétiens pratiquent la double appartenance: chrétiens et rosi-cruciens, fidèles du christianisme et du spiritisme, adeptes de l’Église et de l’anthroposophie.  Ils conservent le vocabulaire chrétien sur Dieu, Jésus, l’Évangile, l’Église.  Mais ils le vident peu à peu de son sens authentique pour le remplacer par des représentations gnostiques: l’Energie cosmique, l’esprit christique, les “paroles secrètes de Jésus” (…) la fin du monde comme commencement d’un nouveau cycle, la réincarnation et le karma. (…) Le gnostique d’aujourd’hui, comme celui d’hier, est un homme angoissé par sa condition d’ homo viator jeté dans l’existence, particulièrement quand la société est “en manque de sens”.  Il cherche la voie cachée pour échapper au monde, l’illumination salvatrice pour échapper à l’angoisse.  Ces Voies foisonnent en période de crise des sociétés et des Églises.” [47].

 

MacLaine écrit encore dans son livre “Going Within” (p.100) : “Dieu se trouve à l’intérieur, donc nous sommes tous des parcelles de Dieu.  Comme il n’y a pas de séparation, nous sommes tous comme Dieu, et Dieu est en chacun de nous.  (…) Nous sommes litéralement fait de l’énergie de Dieu, par conséquent nous pouvons créer ce que nous voulons dans la vie, car chacun de nous crée ensemble avec l’énergie de Dieu –l’énergie qui fait l’univers lui-même.  D’après Matthew Fox, le Créateur et Rédempteur personnel de la Bible est phallique et sadique, il doit être abandonné et remplacé par le Dieu intérieur[48].  Ce dernier exemple rappelle d’assez près Ialdabaoth, le démiurge des Gnostiques antiques.  Ce qu’écrit MacLaine, outre l’idée gnostique des parcelles de Dieu habitant à l’intérieur  des humains,  illustre un autre aspect de la dotrine gnostique, à savoir l’impersonnalité de Dieu, qui peut être identifié à tous sans jamais se distinguer de la Création. 

 

Dans l’ouvrage populaire A Course in Miracles (que j’aimerais traduire par: “La Cour des Miracles”)  son auteur, Helen Shucman, psychologue clinicienne américaine, rejoint l’Évangile de Thomas, en affirmant que nous sommes les égaux de Christ, étant déjà parfaits en lui. En effet, dans l’Évangile de Thomas, Jésus se dit non pas le maître du disciple, mais plutôt son frère jumeau. Dans l’introduction à son ouvrage, Shucman prétend avoir transcrit une dictée intérieure qu’elle a identifiée comme provenant de Jésus.  Nous avons en quelque sorte affaire à un évangile apocryphe gnostique contemporain, dont le style et même la division en chapitres et versets, cherche à revêtir un caractère sacré de Révélation ultime. Comme dans tous les écrits qui peuvent être assimilés au Nouvel Age, le Jésus historique des Évangiles canoniques, le Jésus de l’Incarnation, est nié, et remplacé par une “conscience christique”, tout à fait intemporelle.  Pour Shucman, le mal et le péché sont une illusion qui nous séparent de notre propre divinité intérieure. Rien de réel ne peut être menacé, et rien d’irréel n’existe. Le parallèle avec la Science Chrétienne est assez frappant: pour cette secte, la matérialité c’est le mal, et le péché, la maladie, la mort sont irréels.  Jésus de Nazareth n’est pas Dieu; seul Christ, en tant que Principe de l’Esprit, est Dieu.  Dieu comme Esprit est Tout en Tous; autrement dit, il n’y a pas de réalité en dehors de l’Esprit. 

 

Vernette[49]  propose de caractériser le but du néo-gnosticisme de la façon suivante:

 

Ce que cherchent à réaliser les nouvelles religions gnostiques, qui se croient toutes indispensables à notre temps, c’est l’expérience directe et immédiate de la Conscience divine et cosmique.  En d’autres termes, offrir à l’homme une expérience intérieure régénérante et divinisante où il se ressouvient et reprend conscience de son Soi, de sa nature et de son origine authentiques.  Dans cette illumination, il se reconnaît en Dieu, il connaît Dieu, il s’apparaît comme émané de Dieu et étranger au monde.  Il est de toute éternité sauvé. Son salut est le fruit d’une (re)connaissance du “moi” comme étincelle du divin, au terme d’une exploration intérieure, et n’a rien à voir avec l’action salvatrice de Jésus selon le Christianisme.

Les traits communs entre gnosticisme antique et moderne

Dans quelle mesure le Gnosticisme de l’Antiquité et la nébuleuse du New Age se rejoignent-ils?  Plus particulièrement, comment se définissent-ils par rapport au Christianisme, dont ils tâchent d’emprunter, d’absorber des éléments tout en s’en détachant radicalement?  En abordant ce thème, je suis conscient de la tentation qu’il y a à vouloir créer des parallèles trop faciles, des amalgames forcés.  Je tâcherai de dégager ce qui me semble être les traits communs les plus saillants du gnosticisme antique et moderne.

 

-         Tous deux sont des courants très larges, des nébuleuses de mouvements comprenant de grandes variations entre eux, mais centrés sur quelques idées, les  principales étant sans doute celles-ci: la connaissance de Dieu est la connaissance de soi-même, celle-ci menant à la prise de conscience de la divinité du soi-même. Cette prise de conscience est en fait le dévoilement d’une condition originelle oubliée, oubli provoqué d’une manière ou d’une autre par la matérialité du monde, dont il convient de se dégager.  La matière indique une limitation de l’être divin, tandis la communion avec une conscience cosmique universelle nécessite l’investissement dans les expériences psychiques-intuitives, voire psychédéliques les plus diverses. La connaissance en question ne doit donc pas être comprise au sens de rationalité, car le domaine de l’expérimental est, pour les Gnostiques, suspect[50].

-         Tous deux sont marqués par un fort syncrétisme, recherchant l’union d’éléments religieux orientaux et occidentaux, pour aboutir à une religion culturellement globalisée.

-          La spiritualisation et l’allégorisation des récits bibliques empruntés par la cause gnostique va de pair avec une tendance très poussée à déhistoriser, à  désincarner.  Christ et Jésus sont deux entités différentes, la première (qui prime sur la seconde) d’ordre spirituel, la seconde purement contingente.  La pensée qui se dégage est dans les deux cas essentiellement mythique et intemporelle.  Elle recherche la divinisation de l’homme en lui proposant de vivre ici-même de manière intemporelle, en dehors de l’histoire, du temps et de ses vicissitudes. 

-         L’irréalité des souffrances de Jésus-Christ selon les courants gnostiques antiques (influencés en cela par le Docétisme) a pour parallèle l’irréalité de la souffrance dans nombre de mouvements apparentés au Nouvel Age (cf A Course in Miracles).  Dans les deux cas il ne s’agit pas de porter sa croix, selon l’injonction du Christ, mais de nier que la souffrance soit autre chose qu’une illusion passagère (seule compte la réalité ultime ).

-         La notion de péché et la nécessité d’un sacrifice expiatoire sont niés. C’est en découvrant la source du mal (notion imposée de l’extérieur soit par le démiurge, soit par le Dieu chrétien) que l’on parvient à s’en libérer.  Toute notion de culpabilité personnelle fait partie du domaine du mal. Éthique et responsabilité personnelles sont avant tout tournés vers soi-même (c’est en quelque sorte Protennoia copulant d’abord avec elle-même, ensuite avec ceux qui l’aiment).  Il s’agit en effet de découvrir Dieu en soi-même, et non en dehors de soi.  A cet égard, Ken Wilber, qui lui-même favorise l’émergence d’une religion globale en phase avec le stade de l’évolution où se trouve l’humanité, écrit que de nombreuses expressions du Nouvel Age mettent l’accent sur l’auto-actualisation qui trop souvent aboutit à un égoïsme magique; ce narcissisme magique est transformé en une mythologie de la transformation du monde qui cache à peine ses visées impérialistes[51].

-         L’anthropologie androgyne des gnostiques de l’antiquité peut être mise en rapport avec l’activisme homosexualiste contemporain, notamment en Amérique du Nord. Dans les deux cas, la différenciation et complémentarité sexuelle est combattue comme un obstacle sur la voie de l’union et de l’unité.  L’influence des conceptions de l’Antiquité grecque sur la sexualité, celles de Socrate et de Platon notamment (pour qui homosexualité et plus particulièrement pédophilie représentaient la forme supérieure de la sexualité) permet d’établir un lien entre les moutures antique et moderne de la pensée gnostique.  (l’unité de l’être brisée dès l’origine par la

-         Paradoxalement, monisme et dualisme vont de pair: certes, tout est un, ou destiné à rejoindre l’un, mais la résistance rencontrée à l’encontre de ce mouvement ascensionnel unificateur est le fait d’un dualisme latent où s’affrontent esprit et matière.

 

Pour ce qui est des adeptes des formes anciennes et modernes de Gnosticisme, il est malaisé de savoir si le New Age est plus populaire qu’élitiste.  Popularisé par les médias, il atteint certainement une couche sociale beaucoup plus large que son ancêtre.  Cependant, il est significatif que sa propagation soit surtout le fait d’une classe d’artistes et d’intellectuels.

 

Divergences apparentes entre le Gnosticisme antique et sa résurgence moderne.

Sur le plan des divergences, on pourrait noter que l’a-cosmisme et l’identification de la matière au mal des Gnostiques antiques semble contredits par le panthéisme dominant du Nouvel Age.  Davantage que la métaphysique des Pré-socratiques – de moins en moins connue à mesure que les études classiques perdent en importance - le Nouvel Age connaît  l’influence du Bouddhisme et d’autres formes orientales de panthéisme[52].  Le néo-gnosticisme contemporain ne reconnaît pas non plus de démiurge assimilé à Yahweh.  Tout comme pour le Bouddhisme, il n’y a pas d’acte de Création, mais un cosmos éternel au sein duquel les êtres sont appelés à transiter selon une ligne ascendante.  Quoiqu’il en soit, on a, du côté du Gnosticisme antique, affaire à une démonisation de la nature, et, du côté du Gnosticisme moderne, à une divinisation de cette même nature.  La cause commune de ces deux vues extrêmes n’est-elle cependant pas la même, à savoir une incertitude au sujet de la différence ontologique qui sépare Dieu de la réalité sensible, et du rapport qui les unit?  Il est impossible aux Gnostiques de l’Antiquité d’imaginer un acte direct de Création par le Dieu suprême, sur la base d’une certaine conception de ce qui est spirituel et ce qui ne l’est pas, ou l’est moins.  Seule une émanation inférieure de la divinité peut être capable (et coupable) d’un tel acte.  Le question du mal et de son origine n’en est pas pour autant résolue, puisqu’on ne peut empêcher d’attribuer le mal à une forme de divinité.  On est inévitablement amené à spéculer pour tenter de déterminer à partir de quel moment le mal (considéré comme degré inférieur d’Etre inchangeable, donc de spiritualité) s’infiltre dans la divinité.  Ce n’est qu’avec le Manichéisme, forme tardive du courant  gnostique, qu’est postulée une séparation originelle radicale entre le domaine du bien, de la lumière, et celui du mal et des ténèbres[53]. Parallèlement, la continuité ontologique entre l’homme et Dieu (qui doit être recouvrée par le biais de l’initiation et de la quête intérieure) nous rapproche du panthéisme cher au Gnosticisme contemporain.  Quant à celui-ci, s’il prend le panthéisme comme point de départ, c’est animé de la même présupposition religieuse selon laquelle Dieu est inconnaissable, sauf à parvenir à s’identifier soi-même avec la divinité par toutes sortes d’expériences psychiques.  Celles-ci ont pour but la perte de l’identité personnelle, des caractéristiques de l’individu, lequel est appelé à se confondre avec le cosmos en tant qu’être inconnaissable divin.  Paradoxalement, il faut donc désapprendre à se connaître soi-même dans son individualité propre, pour se fondre dans le Tout cosmique[54]. Ainsi, la voie descendante du Gnosticisme antique (émanations inférieures de la divinité et chute des étincelles divines dans certains êtres humains) destinée à être progressivement remontée par le biais de la gnose, n’est fondamentalement pas différente de la voie ascendante préconisée par le New Age (remonter vers Dieu à partir d’une descente en soi-même).  La direction est la même, seul diffère le sens dans lequel cette direction est empruntée.  Il est évident qu’à la racine de la théologie émanationiste gnostique se trouve la question non résolue de l’Un et du Multiple dans l’être même de Dieu, question que de son côté la théologie chrétienne trinitaire formule en affirmant l’absolue unité de l’essence divine dans la distinction des trois personnes, sans préjudice de l’unité ou de la diversité.

Conclusion

Le survol de deux mouvements religieux marquant l’un les premiers siècles de notre ère, l’autre notre époque (avec nombre de chaînons entre les deux), ainsi que les traits communs qui les rapprochent, invitent à un questionnement sur l’essence religieuse du Gnosticisme, dont il serait erroné de penser qu’il survient accidentellement à telle ou telle époque de l’histoire humaine.  Bien plutôt, le Gnosticisme, en tant qu’il se pose les questions de fond sur l’origine de l’univers, du mal, sur l’essence et la destinée humaines, tout comme sur de l’être de Dieu et sur le rapport que l’homme entretient avec ce dernier,  ne saurait être considéré comme un mouvement passager de la pensée religieuse.  Sa résurgence contemporaine, au milieu et en dépit de l’explosion des connaissances scientifiques modernes, témoigne de ce que les questions fondamentales qu’il pose, et la similarité des réponses qu’il y apporte, se trouvent au coeur de la réflexion humaine sur l’existence.  On peut donc s’attendre à ce que de nombreuses moutures du Gnosticisme apparaissent dans maints courants de la pensée contemporaine, et voient même le jour dans les époques à venir.  L’une de ces moutures, qui mériterait toute une étude à elle-même, est celle qui pénètre et informe la théologie libérale issue de l’Aufklärung, et prend comme point de départ le Deus absconditus, le dieu caché et inconnaissable kantien, qui ne se manifeste ni dans une Révélation, ni dans l’Incarnation, tandis que la personne de Jésus se trouve dissociée du Christ de la proclamation chrétienne.  A cet égard, les thèses de Wilhelm Bossuet, Richard Reitzenstein, Rudolph Bultmann et ses disciples, semblent continuer la tradition du syncrétisme christo-gnostique, cette fois par le biais de l’amalgame historique opéré entre ces deux religions (le Gnosticisme étant - de manière entre temps démontrée anachronique – supposé avoir été la matrice religieuse du Christianisme primitif[55]).  Hans Jonas a montré la voie pour une telle étude dans le dernier chapitre de son étude “The Gnostic Religion”.  Cet épilogue, intitulé “Gnosticism, Existentialism and Nihilism”, s’attache à montrer les similarités existant entre ces trois courants.  Une étude portant sur la théologie issue des Lumières pourrait par exemple mettre en évidence l’influence des tendances gnostiques sur le rapport entre l’éthique qu’elle propose et l’ontologie qui en forme le support.

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[1] David, 74.

[2] Guirand, 90.

[3] Rudolph, 286.

[4] p. 18.

[5] Guirand, p. 160.

[6] Rudolph, p. 286.

[7] Jonas, p.3.

[8] LaSor & Renwick, p. 484.

[9] Jonas, p. 23.

[10] Adolphe von Harnack et, après lui, les théologiens allemands issus de la Haute Critique, jusqu’à Bultmann et ses disciples, ont supposé que les doctrines gnostiques étaient déjà formées au moment de la rédaction des Évangiles. Le Christianisme primitif  aurait une forte dette à l’égard  du Gnosticisme, qui aurait été “une forme aigue d’Hellénisation du Christianisne” (Jonas, p. 36).  Pour Bultmann, l’évangile selon Jean (qu’il date de la première moitié du second siècle) serait passablement gnostique.  Cette hypothèse repose sur une double faute de datation, largement mise en évidence depuis: bien trop tardive en ce qui concerne l’évangile de Jean, bien trop précoce en ce qui concerne la formation des doctrines gnostiques.  Il est significatif de constater qu’Elaine Pagels, quant à elle, voit dans l’évangile de Jean une réaction contre une tradition thomasine gnostique, interprétation qui repose sur un échafaudage chronologique tout aussi fragile: tout en datant Jean vers la fin du premier siècle, elle émet l’hypothèse d’une tradition thomasine (peut-être même d’une source déjà écrite, source de l’évangile de Thomas) uniquement sur la base de la lecture anti-thomasine –donc anti-gnostique- qu’elle fait de Jean.  Cf Time Magazine, p. 46-47, .

 

[11] Yonge, p. xix.

[12] LaSor & Renwick, p. 485.

[13] The Gnostic Bible, p. 44.

[14] The Other Bible, p. 286.

[15] Borchert, p. 445; The Other Bible, p. 87.

[16] Cf Les Confessions, V, xi, p.102:  “Ils disaient que le Nouveau Testament était falsifié par je ne sais quels imposteurs, qui avaient voulu enter la loi des Juifs sur la foi chrétienne.  Au reste ils n’en pouvaient montrer eux-mêmes aucun exemplaire sans altérations.” Cf  également V, xiv, p.104-105. 

[17] Brun, 1988(2), p.86.

[18] Id, p. 30; Rudolph, p. 61.

[19] LaSor & Renwick, p. 486.

[20] Rudolph, p. 60.

[21] The Other Bible, p.62.

[22] Id., p. 665.

[23] Cf Saint Augustin, Les Confessions, XIII, xxviii, p.344: “Vous avez vu, ô mon Dieu, tout ce que vous aviez créé, et vos oeuvres vous ont paru excellentes.  Nous les voyons, nous  aussi, et elles nous paraissent excellentes”.

[24] Latourette, p. 339, LaSor & Renwick, p. 488.

[25] The Other Bible, p. 53.

[26] Borchert, p. 446.

[27] Jones, p. 37.  Cooper (p. 147) writes about the symbol of the serpent in ancient cosmologies: “The serpent which is visible is only a temporary manifestation of the causal, a-temporal Great Invisible Spirit, master of all natural forces and the vital spirit or principle.  It is the god found in early cosmogonies which, later, gave way to more psychological and spiritual interpretations.”

[28] Borchert, p. 446.

[29] The Other Bible, p. 64.

[30] The Other Bible, p. 589.

[31] Quéré, p. 169-170.

[32] Quéré, p. 182-183.  Il est frappant de constater une anthropologie similaire dans certaines branches du Bouddhisme: en Birmanie, des couvents de femmes pratiquant un ascétisme rigoureux préparent celles-ci au prochain cycle de réincarnation durant lequel elles revivront sous la forme humaine supérieure consistant à être un homme.  Il leur sera alors permis d’approcher certains lieux saints.  En attendant, elles se doivent de servir les moines bouddhistes, puisque la masculinité est considérée comme très sainte.  A l’inverse, un mari se comportant mal vis-à-vis de son épouse risque de revenir sous forme de femme dans une vie ultérieure.  Cf  “The Forgotten daughters of Buddhah”, Marie-Claire, Jul. 2002 p.17-23.

[33] p. 32-33.

[34] Yamauchi, p. 417; Latourette, p. 339.

[35] LaSor & Renwick, p. 490.  Le choix de l’Évangile selon Luc par Marcion repose sur le fait que son auteur n’était pas juif, donc, selon Marcion, plus éloigné de l’Ancien Testament que les autres évangélistes.  On peut cependant douter si cette motivation tient la route en constatant l’importance que Luc attache au Temple de Jérusalem, où débute et se termine son Évangile.

[36] Sourate 4, verset 157.

[37] Rudolph, p. 188-189.

[38] Jones, p. 33-34.

[39] 1988(1), p. 28-30.

[40] 1981, p. 26-27

[41] Brun, 1990, p. 160.

[42] Vernette, p. 777; Rushdoony, 2003, p.151.

[43] Vernette, p. 776.

[44] Jones, p. 57.

[45] Jones, p. 15.

[46] 1999:20.

[47] Vernette, p. 776-777.

[48] Jones, p. 59.

[49] p. 779.

[50] Tresmontant, p. 116-117

[51] p. 609.

[52] Une influence directe du Bouddhisme sur le Gnosticisme antique n’a jamais pu être mise en évidence de manière convaincante (LaSor & Renwick, p. 485).  Time Magazine (p. 42) cite Elaine Pagels rapportant la boutade d’un prêtre Zen né aux États-Unis: “Si j’avais eu connaissance de l’évangile de Thomas, je n’aurais pas eu besoin de devenir bouddhiste!”

[53] Cf Jonas, p. 210.

[54] On ne peut s’empêcher ici de remarquer l’opposition radicale qui caractérise le programme de l’Institution de la religion Chrétienne de Jean Calvin par rapport à cette vue dépersonnalisante.  Ce programme, qui concerne justement la connaissance de Dieu et de soi-même soi-même, est exposé comme suit dès la première phrase de l’Institution (p. 50): “Toute la somme presque de nostre sagesse, laquelle, à tout conter, mérite d’estre réputée vraye et entière sagesse, est située en deux parties: c’est qu’en cognoissant Dieu, chacun de nous aussi se connaisse”.

[55] On sait que Bultmann s’est intéressé de près à la secte gnostique mandéenne, notamment dans le cadre de son Commentaire sur l’Évangile de Jean, publié en 1941.